Il y a peu, en France, une proposition de loi voulait punir d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser des images d’un policier ou d’un militaire. C’est-à-dire, pour être concret, de sortir son téléphone portable dans une manifestation et de poster sur les réseaux sociaux une scène de tabassage de rue (ou autre) par des « forces de l’ordre ». C’est-à-dire, pour être concret, le fait de ne pas se contenter des images sur lesquelles le pouvoir a le contrôle – celles où l’on n’entend pas le bruit des casseroles.
Si le Conseil Constitutionnel, que d’aucuns appellent les « sages » pour signifier leur hauteur de vue détachée de tout partisanisme, a retoqué l’article en question, la tentative parle explicitement du pouvoir des images et de la tentation, pour les gouvernements, de les contrôler.
C’est à la suite de ces aventures législatives que nos partenaires de l’association Comptoir du Doc, sise à Rennes et organisatrice d’une multitude d’événements cinématographiques, ont voulu fabriquer notre Escale de la semaine : Filmer l’interdit.
« Seulement, l’interdit, qu’est-ce que c’est ?, demande le texte de l’Escale. Tantôt législatif, moral ou religieux, il nous est imposé mais s’exerce sur nous même lorsqu’il se fait tabou. Pluriel et insidieux, il aime se tapir jusque dans les replis de notre surmoi, ô sournoise autocensure ! Pas facile donc de traquer cet interdit qui diffère selon les pays, les sociétés, les cultures. »
La démesure du contrôle étatique, le réalisateur russe Vitaly Mansky est allé la chercher en Corée du Nord. En tournage dans le pays, guidé, tenu par la main par les gardes officiels, il s’emploie, dans Under the Sun, à décaler son cadre pour montrer la mise en scène qu’on lui impose : « Le bonheur est ici dicté par les sbires du gouvernement, ils orchestrent, ils déguisent, ils nous livrent un produit manufacturé, estampillé ». C’est absurde, mais tant d’absurde, ça tire vite au tragique…
Welcome, de Zhu Rikun, se passe en Chine et il n’y a rien à y voir. Et tout à entendre. Interdit de filmer, interpelé par le « Bureau de la stabilité sociale du comité des affaires politiques », le réalisateur nous livre, in extenso, l’enregistrement audio de son entretien, dans lequel ses interlocuteurs passent par toutes les méthodes d’intimidation. Comme un pied de nez aux autorités : « un film sans images qui n’en demeure pas moins une véritable diatribe cinématographique. »
Il y a aussi tout ce qu’on ne peut pas filmer, tout ce qui ne peut exister que par le récit. Dans Manque de preuves, c’est une histoire terrible qui nous est racontée. La fuite d’un jeune homme au Nigéria pour échapper à la mort. Et pour nous la relater, Hayoun Kwon nous plonge dedans par une reconstitution graphique, parcellaire, animée, numérique. Mais quel crédit l’administration française peut-elle accorder à la seule parole ?
L’histoire racontée dans 10 minutes porte un statut officiel. C’est une déposition à la police. Celle d’une jeune femme bulgare embarquée dans un réseau de prostitution et tout son enfer. Le texte de son témoignage se fait entendre sur des photographies qui nous parlent de son trajet à travers l’Europe et la violence. Sans la filmer, sans entendre sa voix, on nous révèle cette vie dissimulée…
Et c’est en gros plan, au contraire, qu’est filmée Marish dans A Woman Captured. Marish, 52 ans, esclave, en Europe, depuis 10 ans. Filmée dans son quotidien, au service de sa « patronne », qui consent – c’est fou – à ce tournage. Marish, qui a perdu la connaissance de la liberté mais que le tournage même du film remplit de courage, de dignité et de foi en un avenir possible… Un grand récit, percutant et extrêmement touchant.
Et puis il y a ce qu’on ne sait pas comment filmer. Par incapacité, par tourments intimes, sincères ou plus ou moins hypocrites.
Nafiseh Moshashaeh fait un constat d’échec, dans I Tried to Shout with Them. Dans les rues de Strasbourg où elle mène ses études d’art, elle tente de se joindre à la lutte et aux manifestations de ses camarades. Mais elle se trouve incapable de « crier avec eux ». Alors elle shoote des photos en rafales. Comment crier en France, quand on a en tête ses propres défilés, en Iran, et ses propres policiers, iraniens, et ses propres souvenirs d’un danger et d’une censure différentes ?
Hypocrite, le personnage de René Vautier, dans Le Remords ? L’un des cinéastes les plus engagés du 20e siècle, l’un des plus censurés aussi, se met en scène dans ce film réalisé avec Nicole Le Garrec sous les traits d’un réalisateur content de sa propre parole et convaincu de l’importance de ce qu’il vient de vivre. Il a assisté au tabassage d’un Algérien par des policiers en pleine rue. Ah, mais pourquoi n’ai-je donc pas été capable d’agir, pourquoi ai-je préféré fuir ? Oh, quelle belle matière à film, ce tourment dans lequel cela me place ! Ah, mon film sur le sujet sera bien beau, dans 5 ans ! Et il s’appellera Le Remords !
Bons films !