Il y avait des sortes de géants dans la plaine. C’étaient des géants à têtes d’enfants. Certains encore à quatre pattes, d’autres fièrement relevés, d’autres encore tout juste naissant. Ceux qui étaient debout pouvaient enjamber les montagnes, et leurs grands petits pieds ne s’écorchaient qu’un peu aux barbelés qui quadrillaient la terre. Ils avaient la peau dure, il faut pas croire. Il faut pas croire, ils voyaient loin.
On ne peut pas dire que c’était une armée. Ils n’avaient pas d’arme dans les mains. Cela n’empêchait pas certains d’arracher les ailes des mouches, d’écraser quelques scarabées, de se faire la guerre, aussi, les uns les autres. C’était une bande d’enfants de très, très grande taille, juste, qui se déplaçaient sans logique apparente. Lorsqu’ils s’adressaient la parole, ça ressemblait à quelque chose comme un genre de dialecte italien bizarre. On n’y comprenait rien.
On n’y comprenait rien, nous, perchés sur leurs épaules.
Un jour ils décidaient de creuser des trous, c’était apparemment très important. Leurs mains immenses retournaient la terre, retournaient même des pays, s’ils étaient assez petits. Un autre jour ils attrapaient du feu, frottaient des allumettes et jouaient avec, quitte à carboniser des collines. Ils n’en avaient rien à faire. On leur disait “non, non, non” mais on ne savait rien de leur langue bizarre.
On savait pourtant que leurs épaules était notre meilleur point de vue, un belvédère sur tous les événements du monde. De là, on voyait tout. On était de tout petits adultes et on voyait tout. On voyait tout en bas les grandes guerres et les petits ministres. On voyait la couche de saleté et les débordements d’amour. On voyait loin. On voyait de tout près les gros bras de nos géants qui jouaient au-dessus de tout ça. On voyait de tout près leurs grosses joues rondes et lisses. Étaient-ils fous ou sages, on ne savait pas dire. Ce qu’on savait c’est qu’on était montés sur les épaules de nos géants, bien calés, que leurs corps étaient chauds, solides et lourds. Qu’ils avaient quelque chose de familier. Qu’ils avaient quelque chose de flippant. Qu’ils étaient chargés de tout un savoir qu’on avait oublié.
Alors, debout sur le col de leurs pull-overs, on leur posait tout un tas de questions sur le monde, directement dans leurs grandes oreilles.
Des enfants qui ne sont pas des géants peuplent toute la programmation de cette semaine « de Noël ». Ce qui peut bien leur passer par la tête, comment ils jouent, comment leurs corps bougent, comment la vie se présente devant. Voilà huit très, très beaux courts métrages à déguster quand bon vous semblera.
Plongeons d’abord dans deux espaces publics où l’on joue à tout âge : un square de Budapest en 1971, dans Tèr de István Szábo – du cerceau à la bagarre, des jeux de cartes aux bisous sur les bancs : les loisirs captés, mis en scène, chorégraphiés par la caméra : c’est cinq minutes et c’est magnifique. Et puis une patinoire au Québec en 1963, dans Patinoire (tout simplement) de Gilles Carle. Là aussi, de la musique, des gestes, des couleurs, des glissades : c’est réjouissant, ça se vautre et ça rit !
Alors oui, la vie n’est pas toujours toute rose (il faut bien faire un pas de côte). Et ce n’est pas parce qu’on y met des jouets, des poupées et des figurines qu’on se marre tous les jours. Radu Jude en fait la démonstration dans Plastic Semiotic, un film uniquement fabriqué avec des jouets récupérés, qui raconte… la vie (en gros).
Mais jouer, c’est important. Et Julius, dans Les Indiens, ne dira pas le contraire. Il a 2 ans, il a 5 ans, il joue beaucoup et son père le filme. Pas seulement dans ses gestes mais aussi dans toutes les histoires et les mots qu’il invente. Toute la jungle imaginaire (ou pas) qu’il se fabrique et qu’il se trimballera sûrement quelque part dans sa tête pendant toute sa vie. Julius, oui, c’est le géant du conte et ses mots et son imagination sont magiques. Cet imaginaire, on peut aussi le retrouver dans les Bedtime Stories de Harun Farocki – en trois épisodes. Que ce soit de ponts, de trains ou de bateaux, les deux filles du cinéaste, pour s’endormir, rêvent de choses qui pourraient ou pas exister : par exemple, un bateau qui passe sur un pont ? Non ?
Et puis il y a 10 minutes de vie. Un plan de 10 minutes qui ne montre que des visages d’enfants qui regardent un spectacle. Un en particulier. Bouche bée, riant, criant, d’une seconde à l’autre, se tordant la bouche. C’est un court chef d’œuvre, c’est absolument fascinant.
Nous vous souhaitons une belle fin de mois de décembre.
Et bons films !