Strange Fruit
Jeudi 7 août 1930, Marion, Indiana.
Trois jeunes noirs sont délogés de leur cellule de prison par une foule de blancs qui a décidé de faire sa justice. L’un des hommes parvient à s’échapper. Les deux autres sont roués de coups, puis pendus à un arbre, exhibés. Un photographe local, Lawrence Beitler, est là, qui immortalise la scène. Sur son cliché, une foule de tous âges, hommes et femmes, souriants, peut-être fiers, devant les deux corps raides et ensanglantés. Le photographe en vendra des milliers de cartes postales. Les cartes postales de noirs pendus ne sont pas si rares à l’époque.
En 1937, Abel Meeropol, professeur de lettres new-yorkais, écrit un poème, Strange Fruit, bientôt chanté par Billie Holiday :
Southern trees bear a strange fruit / Blood on the leaves and blood at the root / Black bodies swingin’ in the Southern breeze / Strange fruit hangin’ from the poplar trees
Pastoral scene of the gallant South / The bulgin’ eyes and the twisted mouth / Scent of magnolias sweet and fresh / Then the sudden smell of burnin’ flesh
Here is a fruit for the crows to pluck / For the rain to gather, for the wind to suck / For the sun to rot, for the tree to drop / Here is a strange and bitter crop *
Dimanche 7 juin 1998, Jasper, Texas.
James Byrd Jr. est enchaîné derrière un pick-up par trois jeunes suprémacistes blancs, et traîné en zigzag pendant plus de 3 kilomètres sur l’asphalte. Resté longtemps conscient, il meurt décapité par un muret.
En 1999, Chantal Akerman réalise Sud. Une plongée dans un bout de pays chargé de tout son passé esclavagiste. Ici, ce ne sont pas les fruits ni les peupliers, mais les routes, qui hantent le film et nous parlent du crime. C’est un film qui par sa rigueur atteint une force immense et parle du présent, d’un racisme qui tous les jours se rappelle à la société américaine, et pas seulement.
Nous sommes très heureux de vous proposer ce beau Fragment d’une œuvre cette semaine, avec deux autres films de Chantal Akerman. De l’autre côté, d’abord, qui en écho à Sud explore une nouvelle fois la violence étasunienne, cette fois-ci autour de la frontière mexicaine, des espoirs qu’elle procure et de la terrible réalité qui peut attendre les immigrés de l’autre côté.
Dans Un jour, Pina a demandé, la réalisatrice filme la troupe de Pina Bausch en répétition et sur scène, et guette la naissance de l’inspiration en se demandant : qu’est-ce qui me touche, et pourquoi ? Une superbe interrogation sur l’art, qui se déploie dans cette heureuse rencontre entre la cinéaste et la chorégraphe, deux artistes au travail…
●●
L’autre programmation de la semaine se tourne vers Annecy et son festival de films d’animation, dont l’édition 2020 se tient intégralement en ligne. Nous vous proposons de découvrir pendant deux semaines 5 films animés issus des sélections 2019 et 2020. Parmi eux, le long métrage Zero Impunity, un réquisitoire implacable contre les violences sexuelles en temps de guerre, qui mêle animation, installations et séquences purement documentaires.
Parmi les courts métrages, pas moins de gravité, pas plus de légèreté ! Mais toujours la grande force évocatrice de l’animation ! Nous vous conseillons le très dur mais extrêmement puissant Girl In The Hallway, dont la force brute et le récit slammé, poétique et habité autour de la disparition d’une petite fille fait l’effet d’un bon gros et lourd riff de rock : on reste sans voix… ou bien on hurle.
Bons films !
●●
* Les arbres du Sud portent un fruit étrange /
Du sang sur leurs feuilles, du sang à leurs racines
/ Des corps noirs qui se balancent dans la brise /
Un fruit étrange suspendu aux peupliers.
Scène pastorale du Sud galant /
Les yeux révulsés, la bouche déformée /
Le parfum des magnolias, doux et printanier
/ Puis l’odeur, soudaine, de la chair qui brûle
Voici un fruit que les corbeaux picorent
/ Que la pluie fait pousser, que le vent assèche
/ Que le soleil pourrit, que l’arbre fait tomber / Voici une récolte amère et bien étrange.