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•• Cette semaine sur Tënk – Shirley Clarke et le béton

27 octobre 2023

Si vous n’avez jamais construit de gratte-ciel ou de haut-fourneau, notre sélection de la semaine est pour vous.

C’est en URSS d’abord, en 1932. Dans l’Oural, à Magnitogorsk. Joris Ivens, réalisateur néerlandais, y réalise un grand film de propagande pour le régime soviétique : Komsomol ou le chant des héros. Une « symphonie industrielle », selon les mots de notre programmateur Federico Rossin. Musique et montage s’allient pour magnifier les différentes étapes du travail. Terrasser le terrain en de grandes explosions, fouiller la terre, dompter le fer, serrer de sublimes boulons, sourire et partir travailler comme on part à la guerre, avec la fierté de contribuer à l’effort commun. Le haut-fourneau se construit, l’acier est produit. Voilà, il s’agit de s’industrialier « à toute vitesse » pour se convertir « en une nation d’automobiles et de tracteurs » – selon, cette fois-ci, les mots de Joseph Staline affichés à l’écran. Mais ainsi filmé ce chantier dissimule bien 35 000 prisonniers politiques contraints d’effectuer ce type de travaux, les plus lourds, dans de véritables conditions d’esclavage…


L’URSS c’est pas pareil que les États-Unis. Mais des deux côtés on aime construire des grosses choses en acier. Dans Skyscraper, Shirley Clarke filme, des fondations à l’inauguration, la fière érection d’un gratte-ciel au n° 666 de la 5e Avenue à New York, en 1960. La réalisatrice s’amuse, dans ce qu’elle définit comme une « comédie musicale » : des chansons commentent l’action, l’image joue avec la lumière et les matières. Et en guise de commentaire explicatif, des sortes de slams ou bien un drôle de dialogue entre deux personnes semblant improviser… Mais, tiens ! Ici aussi on explose du caillou, ici aussi les ouvriers semblent heureux – d’enjamber des poutres à 100 mètres de hauteur sans assurance, de manipuler de l’aluminium. Drôle d’objet donc que ce film d’avant-garde, qui hésite entre le ludique, l’ironie et, une indécrottable fierté nationale !

Shirley Clarke est l’une des figures importantes du cinéma indépendant étatsunien des années 60-70. Elle fut notamment à l’origine de la Film-Makers’ Cooperative aux côtés de Jonas Mekas (dont vous pouvez toujours voir le grand Lost Lost Lost en location) ou Andy Warhol. Nous lui consacrons cette semaine un Fragment d’une œuvre, avec deux autres films.

Un film de jeunesse, d’abord : In Paris Parks. Qui s’attache à observer la vie et les jeux d’un parc parisien, de l’ouverture à la fermeture. Tourné en 1954, il rappelle la photographie de rue de l’après-guerre. Et Shirley Clarke en fait un « objet tout en musique et en rythme, un hommage à la joie, aux mouvements et à l’énergie de l’enfance, à la chorégraphie des corps, le plus souvent gracieuse, parfois pataude », pour reprendre les mots d’Arnaud Hée, qui programme ce Fragment.

Et puis Portrait of Jason, film fascinant, drôle et questionnant. Tourné en une nuit dans une chambre de l’incontournable Chelsea Hotel à New York (qui vit passer toute la scène artistique de l’époque), il montre… Jason qui parle. Parfois debout, parfois assis, parfois allongé – toujours fumant et buvant. Il se raconte, anecdote par anecdote. Comment il était Aaron Payne, comment il est devenu Jason Holliday. Son parcours, ses employeuses, les riches, les hommes. Il rit, énormément, et nous fait rire, par son talent et par la manière dont il se livre à l’exercice, répondant volontiers aux demandes de la réalisatrice et de son équipe, qu’on sent présente derrière la caméra. Et il nous trouble ce « conteur compulsif : est-il seul ou plusieurs, nous raconte-t-il l’histoire de sa vie ou des histoires, ses histoires ou celles des autres, des histoires vraies ou des fables ? » Qui sait ?


Après les hauts-fourneaux ou les hauts-buildings, voici les très contemporains « grands projets » (inutiles). En l’occurrence : l’aménagement du Triangle de Gonesse, au Nord de Paris. Formidable plan de bétonnisation d’une zone agricole de près de 300 hectares. Douce France se déroule en 2019, alors que le projet n’avait pas encore été abandonné. Le film suit une bande de lycéens riverains, qui mènent l’enquête pour comprendre les enjeux d’une telle entreprise. Drôles et intrépides, ils nous emmènent à la rencontre d’habitants de leur quartier, de promoteurs immobiliers, d’agriculteurs et même d’élus de l’Assemblée Nationale. Une manière pour eux d’agir et de ne pas être dépossédés de leur territoire. Lysa Heurtier Manzanares, qui programme le film, conclut : « En les rendant acteurices d’un processus de réflexion, [le réalisateur] vient questionner et ébranler leurs frontières intérieures afin de faire émerger une alternative qui leur ressemble à ce territoire abandonné au cynisme de l’ambition capitaliste ».

Nous programmons ce film en lien avec le Mois du Doc, dont le thème cette année est « Prendre la parole ». Vous pouvez retrouver le programme de l’événement ici !


B’tselem est une ONG israélienne de défense des droits humains dans les territoires occupés. Déclarée par Benyamin Nétanyahou « traître à la patrie », elle a notamment utilisé dès 2021 le mot « apartheid » pour qualifier le régime israélien. C’est cette ONG qui est à l’origine du film Of Land and Bread, de Ehab Tarabieh. En 2007, des caméras vidéo ont été confiées à des habitants palestiniens de Cisjordanie, pour documenter leur vie quotidienne. Le film est composé de plusieurs de ces vidéos, montrant les actes quotidiens d’oppression, d’humiliation, de déhumanisation commis par les colons israéliens et l’armée israélienne, n’épargnant personne, pas même les enfants. Aujourd’hui, l’association continue son action.

« B’tselem Elohim » est une référence au livre de la Genèse : « à l’image de Dieu » les humains ont été créés. Autrement dit : égaux.

Bons films !