La Parole contraire
En 2013, l’écrivain italien Erri de Luca déclarait : “Les sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile”. Pour ces mots, il fut attaqué en justice pour incitation au sabotage.
Voici une partie de sa réponse* : “Je revendique le droit d’utiliser le verbe “saboter” selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire. Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d’un établissement ou d’un service. Un soldat qui exécute mal un ordre le sabote. Un obstructionnisme parlementaire contre un projet de loi le sabote. Les négligences, volontaires ou non, sabotent. L’accusation portée contre moi sabote mon droit constitutionnel de parole contraire. (…) Les procureurs exigent que le verbe “saboter” ait un seul sens. (…) J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire.”
De sabotage, il est question dans La Bataille de l’Eau Noire. Sabotage qui consiste bien ici, en partie, à crever des pneus et démonter des hangars. C’est en Belgique dans les années 1970. C’est le récit d’une longue lutte contre un projet de barrage, de ceux qu’on appelle aujourd’hui les “grands projets inutiles”. Mais le film, riche en images d’archives et en entretiens avec les acteurs de cette lutte, ne parle certainement pas que de destruction ou d’obstruction. Il montre au contraire la créativité à l’œuvre lorsqu’une population est unie pour une même cause, unie de tous horizons. On invente des formes de combat, on met en ondes la première radio libre de Belgique, on se met dans l’illégalité, on est tentés par la violence, on connait la solidarité et on se rit des flics. Voilà un film enlevé, drôle et encourageant, auquel manque malheureusement la recette du cocktail molotov, mais dont le sous-titre répare un peu cet oubli : La Bataille de l’Eau Noire. Ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la dynamite.
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À la question de savoir si le gouvernement français projette ou non de constitutionnaliser le droit à l’ivg, voici comment son porte-parole Olivier Véran sabote la notion même de réponse, par une science affirmée de la réduction de vocabulaire** : “Il faut nous donner les moyens de faire en sorte que certains droits ne puissent jamais, jamais être remis en cause. (…) il faut identifier les voies et moyens les plus utiles et les plus adaptés pour faire en sorte que jamais un chef d’état ou un gouvernement dans 5, dans 10, dans 15, dans 20 ans ne puisse arriver et considérer que le droit des femmes puisse être bafoué. (…) En tant que porte-parole du gouvernement je ne peux pas vous affirmer qu’il y aurait un projet de loi constitutionnel qui serait présenté et défendu, je peux vous dire que notre position elle est extrêmement claire et que je pense (…) qu’il nous faut identifier une voie, fut-elle constitutionnelle, c’est à discuter, pour faire en sorte qu’on ne puisse pas remettre ce droit en cause.”
Sans vrais mots pour répondre aux questions, comment espérer de véritable actions ? Suite aux décisions de la cour suprême américaine abrogeant le droit fédéral à l’avortement, l’affirmation d’une véritable volonté politique serait pourtant une nécessité absolue, et l’exposition d’une clarté d’opinion le minimum requis. La nouvelle, venue d’outre-atlantique, impose une urgence : nous ne sommes à l’abri de rien, d’aucun recul des droits que nous pensons acquis. Pour marquer ce drame politique, nous avons décidé de mettre en accès libre pendant deux semaines un film au titre pour le moins ironique : Y’a qu’à pas baiser. Un court métrage de Carole Roussopoulos, classique de la vidéo féministe, “film fondateur [qui] révèle le combat de celles qui veulent libéraliser l’avortement et la contraception. Il montre des femmes qui s’entraident, échangent leurs savoirs, fabriquent les images qui sont faites d’elles. Qu’il s’agisse du spéculum ou de la caméra, elles s’emparent des outils aussi bien pour avorter que pour filmer. 50 ans plus tard, l’arrêt Roe vs Wade garantissant depuis 1973 le droit à l’avortement aux États-Unis vient d’être abrogé par la Cour suprême. La lutte, elle, continue.”
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Alors, tiens, à propos de droits en danger, continuons un peu. Avec La Sociale. Une histoire de la Sécurité sociale, une remise en ordre des choses, une réhabilitation d’Ambroise Croizat (qui, semble-t-il, aurait même été communiste !), un éloge, oui, de notre Sécu et de la volonté politique véritable et profonde qu’il a fallu pour l’imposer. Nous ne sommes pas à l’abri d’un recul, ici non plus. Nous ne sommes pas à l’abri qu’un gouvernement utilise encore son trou pour la remettre en question. Qu’il l’accuse d’avoir la rage pour enfin la tuer. Un film bienvenu pour tous les ignorants que nous sommes. Un film pour savoir lire sa fiche de paie. Un film pour défendre nos principes de solidarité et, si jamais on les attaque un peu trop, se préparer à saboter deux ou trois choses.
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Dans la suite de notre programmation de la semaine, nous revenons d’abord sur cette question du vocabulaire, de la langue et de son travail. L’écriture qui cherche en permanence à dire au mieux ce qui nous passe par la tête, à dire du mieux qu’elle peut ce qu’on veut dire. C’est de cela que s’entretiennent l’écrivaine et le metteur en scène dans Nathalie Sarraute : Conversations avec Claude Régy.
Ensuite, Makarìa, un très beau portrait : celui de Vincenza Magnolo, jeune chercheuse en musicologie, qui marqua par sa présence intense la région des Pouilles en Italie, que le film visite les oreilles grandes ouvertes aux musiques traditionnelles, le visage dans le vent et en mangeant des figues à même l’arbre.
Enfin, un tour dans le milieu de la tauromachie, avec deux films qui travaillent la question de la mort (de la bête à quatre pattes ou de celle à deux pattes) : La sangre es blanca, qui transforme notre perception d’une corrida par l’usage du bruitage et d’une caméra thermique : le sang est alors blanc. Et Le Soleil ni la mort, qui suit l’initiation d’un jeune homme à la tauromachie, et sa découverte d’un certain rapport à la mort et à la cruauté…
Bons films !
* La Parole contraire, Erri de Luca, Gallimard, 2015.
** France Inter, Le 7-9, mardi 5 juillet 2022