“Je comprends rien. Je trouve ça assez beau mais je comprends rien. Eh ouais, je suis pas poète quoi.”
Voici comment Pierre Bourdieu réagissait à la lecture d’une lettre que Jean-Luc Godard lui avait adressée, dans une séquence de La sociologie est un sport de combat de Pierre Carles. Faut-il être poète pour comprendre Godard ? ou bien : faut-il ne pas être poète pour ne pas le comprendre ?
Godard, en tout cas, semblait comprendre le cinéma – c’est-à-dire le contenir tout entier. S’amuser à tenter la réciproque – le cinéma comprend-il Godard ? – c’est se poser une nouvelle fois la question de la marge (“qui fait tenir les pages ensemble*“). La mort de Godard, pour nous qui aimons et promouvons le cinéma documentaire, nous enjoint plus que jamais de défendre ce qui se fait à l’écart des courants, loin de la violence du marché, ce qui se fabrique et se crée malgré tout, et qui ménage un espace possible, toujours possible, pour des films hors norme.
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Nous sommes très heureux cette semaine de faire une place à trois films du cinéaste britannique Marc Isaacs. Vous connaissez peut-être le drôle et curieux Lift – court métrage d’ascenseur qui reste aujourd’hui en location sur Tënk. Nous vous invitons aujourd’hui à découvrir davantage ce réalisateur et son approche extrêmement subtile de ses personnages – un cinéma tout entier de rencontres, parfois au hasard des rues.
Comme souvent dans les films d’Isaacs, tout part d’un lieu. Ici, par exemple, Calais, la dernière frontière, sous-préfecture du Pas-de-Calais. Une ville choisie pour les vies qui la traversent : les réfugiés qui cherchent à traverser la Manche, mais aussi ceux qui l’ont traversée, touristes ou expatriés anglais. Lisons une partie de l’avis d’Éva Tourrent sur ce film : “Par sa présence empathique, Isaacs réussit au fil des mois à mettre à jour l’humanité de chacun, aussi bien chez Ijaz, réfugié afghan au sourire peu à peu ébranlé par ses échecs à franchir la Manche, que chez Julia et Leslie, petits entrepreneurs venus chercher fortune en France et rattrapés par la banqueroute. Nous restent des portraits inoubliables de vies cabossées et de rêves d’une vie meilleure où les Britanniques apparaissent eux aussi comme des réfugiés.”
Même belle attention aux personnages dans Men of the City. La City en question, c’est celle de Londres, celle des banques et des traders. Là, nous rencontrons quatre personnes. Deux en costume. Deux autres qui “font partie du décor” : un réfugié bangladais qui tient une pancarte comme une croix dix heures par jour sur le trottoir et un balayeur philosophe. De ces quatre destins indépendants, Isaacs tisse un récit plein de tendresse, qui les relie par leurs errances et leurs solitudes. Filmé à ras de bitume, le film s’élève très haut, avec un beau souffle, vers quelque chose comme… une humanité partagée.
Et enfin, pour couronner le tout peut-être, entrez dans The Filmmaker’s House. Vous y êtes invités au même titre que les hôtes accueillis par Isaacs lui-même, chez lui. Le réalisateur fait le pari que pour faire un bon film, nul besoin de serial-killer ou d’autre personnage exceptionnel, mais que les gens ordinaires pourront faire l’affaire. Pourquoi pas faire venir chez lui sa voisine pakistanaise, un sdf, un ouvrier supporter d’Arsenal… ? Et voir ce qui se passe ? Un film plein d’humour, qui pose aussi la question des limites de l’hospitalité de chacun…
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Dans le reste de la programmation de la semaine, Dislocation Blues revient sur une lutte importante qui eut lieu dans la réserve indienne de Standing Rock (Íŋyaŋ Woslál Háŋ en lakota), dans le Dakota, contre la construction d’un oléoduc géant. Deux personnes ayant participé au mouvement font part de leur expérience de la résistance et de la défense de la nature autant que du caractère sacré de la réserve. Un court métrage qui ouvre une réflexion sur l’engagement et qui, comme l’écrit Charlène Dinhut, “propose un portrait alerte du mouvement [qui] choisit de ne pas tant informer que d’ouvrir à ce qui s’est ressenti là, à ce qui a transcendé les quotidiens dans un désir souverain de s’opposer à une marche insensée du monde.”
A Sound Of My Own est une histoire d’héritage et d’indépendance. Marja Burchard, fille de Christian Burchard, créateur du collectif Embryo, qui fait une musique que l’on peut définir avec le terme Krautrock, si l’on veut. À la mort du père, la fille reprend les rênes. Et se confronte non seulement à son statut de leadeuse, cheffe d’orchestre, mais aussi à celui d’entrepreneuse, dans une industrie musicale dominée par les hommes. Le film rend compte de son quotidien et nous donne à sentir, par sa forme même, composite, parfois psychédélique, ce que c’est que de vivre dans la musique.
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Enfin, une fois n’est pas coutume, un petit détour par la Présipauté de Groland. À l’occasion du Fifigrot, qui se tiendra à Toulouse la semaine prochaine, nous vous proposons un film qui y fut projeté lors de l’édition passée du festival. Les Rendez-vous du samedi, d’Antonin Peretjatko. Voilà un film qu’il est bon de voir pour se préparer aux grandes manifestations qui ne manqueront pas d’avoir lieu dans les prochaines semaines contre, par exemple, la “réforme des retraites”. Se préparer à se confronter une nouvelle fois à l’extrême violence du pouvoir en France. Filmé en pellicule pendant les défilés de Gilets Jaunes et le confinement, le film prend une esthétique du passé, celle des films militants, celle aussi des films insouciants des années 70, pour mieux, étrangement, rentrer dans le lard du présent…
Bons films !