TéléObs. – Quel lien entretenez-vous avec le village de Lussas ?
Claire Simon. Plusieurs de mes films y ont été projetés lors des Etats généraux qui ont lieu chaque année, pendant une semaine, au mois d’août. Mais cet événement est un moment particulier dans la vie du village. Il ne représente pas ce qu’il s’y passe à l’année. Or, c’est justement ce qui m’intéresse. Lussas est un lieu unique au monde où réside une cinquantaine de personnes qui vit du documentaire et le fait vivre. J’ai été fascinée par le fait que l’équipe qui est à la tête de cette petite entreprise se lance dans un vaste projet : la création de Tënk, une « télévision documentaire » pour la diffusion numérique, mais aussi la production de films d’auteurs. Pour ce faire, il fallait construire un bâtiment afin d’accueillir cette véritable usine du cinéma du réel. Et donc trouver des moyens financiers… Cela m’a donné envie de filmer leur investissement dans ce projet à la fois ambitieux et utopique, porté par Jean Marie Barbe, qui a déjà contribué à faire de Lussas une pépinière du documentaire.
Pour vous, qu’est-ce que ce village a de si particulier ?
Il est le parfait contrepoint de tous ces villages dédiés au tourisme qui ont complètement perdu leur âme. A Lussas, des choix diamétralement opposés ont été faits. Ceux de défendre les terres agricoles et de développer le documentaire. Cette bourgade d’Ardèche de 1100 habitants s’est, grâce à cela, entièrement tournée vers le monde. Il y a toute l’année des personnes qui viennent en résidence ; pendant les Etats généraux, on peut croiser des réalisateurs de tous les continents ; les œuvres elles-mêmes racontent le monde. Par ailleurs, les agriculteurs, plus particulièrement les vignerons, vendent leur production à Tokyo, Montréal, ou Melbourne. Mais mon propos n’est pas de faire la promotion de Lussas ou du cinéma. L’audiovisuel fait un chiffre d’affaires annuel trois fois supérieur à celui de l’automobile, en France. Il s’agit aussi d’une réalité sociale importante.
À l’origine, aviez-vous imaginé réaliser une série de 18 épisodes ?
Quand je commence à filmer, je ne sais jamais où je vais. Les gens qui tournent en ayant une idée claire de ce qu’ils vont capter font de la fiction. Ce n’est pas mon cas. J’ai d’abord espéré pouvoir faire un long-métrage. Et puis, au fur et à mesure, je me suis dit que c’était un pari narratif intéressant de raconter cette histoire sur le long terme. Dès le départ, j’ai été impressionnée par la façon dont ces passionnés se démènent pour trouver des financements afin de réaliser leur rêve. Il me semble que nous sommes tous confrontés à la même question : comment trouver un modèle économique viable pour faire ce qu’on aime ou ce en quoi on croit. Dans « Coûte que coûte », en 1995, j’avais filmé la lutte menée par une petite entreprise pour survivre et payer les charges et les salaires de ses employés. A Lussas aussi, qu’on soit producteur, directeur de festival, agriculteur ou étudiant, on passe son temps à chercher des moyens pour faire vivre son désir.
Comment tenir la narration sur une telle longueur ?
Les séries documentaires concernent, en général, des procès ou, alors, il s’agit de collections sur les impressionnistes ou les grands hommes politiques, par exemple. Réaliser une série qui ne tire pas sa narration directement d’une enquête représentait un défi. Ces films demandent beaucoup au spectateur car l’histoire se développe sur quatre années. Nous avions par ailleurs la contrainte de raconter cette aventure de façon chronologique. Nous avons donc principalement travaillé la narration au montage. Pour ce faire, j’ai consulté plusieurs scénaristes de séries de fiction et notamment une jeune scénariste que j’avais repérée à la FEMIS, Julie Debiton.
Vous faites un parallèle entre les habitants de la rive droite et de la rive gauche, les « imaginaires » et les terriens, ceux qui font la culture et ceux qui pratiquent l’agriculture…
Il y a, pour moi, un rapport évident entre les personnes qui travaillent la terre dans le village et ceux qu’on appelle, à Lussas, « les imaginaires ». Il ne faut pas oublier que le documentaire s’est déployé dans le village depuis l’intérieur. Jean Marie Barbe y est né et y a grandi. Ses parents tenaient l’épicerie du village. Parallèlement, j’ai rencontré Patrice, qui était ingénieur et a lui aussi fait un choix fort : celui de revenir pour reprendre l’exploitation familiale. Il y a aussi le maire qui est, lui, au centre de ces deux univers, à la fois vigneron et en lien avec les politiques pour que Tënk puisse voir le jour. Au début, le spectateur peut avoir l’impression que les agriculteurs sont un décor dans le film. Mais au fil des épisodes, on comprend que leurs problématiques lorsqu’ils subissent l’orage, par exemple, sont les mêmes que ceux des « imaginaires » susceptibles de perdre un financement de plusieurs centaines de milliers d’euros pour des questions politiques qui leur échappent. Ils sont contraints de trouver des solutions qui leur demandent parfois beaucoup de travail, à l’image des vendanges manuelles, pour gagner leur vie tout en défendant leurs valeurs, comme celles de faire un vin naturel. Pour moi, le rapport entre le cinéma d’auteur et le vin nature est évident. Ce sont les mêmes prérogatives : ne pas fictionner, ne pas tricher en ajoutant des sulfites, essayer d’obtenir quelque chose d’authentique et se battre par tous les moyens pour y parvenir…
« Le village », une série documentaire de Claire Simon en deux saisons, 18 épisodes de 30 minutes
Tënk est une plateforme SVoD (vidéo à la demande sur abonnement) dédiée aux documentaires d’auteur. Lancée en août 2016 et basée à Lussas en Ardèche, Tënk est disponible en France (métropole et DOM-TOM), Suisse, Belgique et Luxembourg.