Musique : Cabane dans la tête, chat et banjo

Qu’écouter dans son chez-soi pour ne pas se sentir encellulé entre les murs ? De la musique douce, chaude et pittoresque, bien sûr, rassérénante à tous les âges de la vie. Petite sélection de sorties récentes, loin du tumulte de l’actualité la plus bruyante.

William Tyler, Music from First Cow (Merge)
Inattendue, la musique jouée et composée par le fingerpicker surdoué William Tyler pour le prochain film de Kelly Reichardt («un western dont les héros préfèrent la pâtisserie à la bagarre», dixit notre collègue cinéphile Marcos Uzal) rappelle les grandes bandes originales folk crépusculaire des 70’s, celles de Bob Dylan pour Pat Garrett et Billy le Kid de Peckinpah ou de Bruce Langhorne pour l’Homme sans frontière de Peter Fonda. Le meilleur d’un country & western instrumental et esseulé, où les notes de banjo résonnent dans le vide, impitoyable et infini.

Leo Takami, Felis Catus and Silence (Unseen World)
Contrairement à ce qu’indique son titre («Chat heureux et silence»), il n’est pas indispensable d’avoir un félidé à la maison pour apprécier cet album du guitariste tokyoïte Leo Takami. Formé au jazz, au new age et aux nouvelles musiques tendance épurées, le Japonais a spécifiquement composé ces pièces hybrides – guitare, cordes et pizzicati synthétiques – et un brin régressives pour embellir votre intérieur et oxygéner votre intimité. Rien de plus normal que de s’y sentir bien, seul ou bien accompagné.

Robin Saville, Build a Diorama (MorrMusic)
Bruits d’oiseaux, vibraphone virtuel, nappes flûtées – il y a tout ce qu’il faut dans ce nouveau disque en gamme majeure du Britannique Robin Saville, connu comme vétéran du duo électronique Isan, pour se construire une cabane en bois dans la tête où se réfugier. Amis proches, famille et bambins sont tous les bienvenus au besoin.

Gigi Masin, Calypso (Apollo)
Réputé chez les amateurs d’électronique alanguie pour le formidable Wind, sorti en 1986 et redécouvert à la faveur d’une anthologie sur l’excellent Music from Memory, le Vénitien Gigi Masin, né en 1955, est le chef de file involontaire d’une école méditerranéenne de l’ambient, plus chaleureuse, moins éthérée, aussi un brin déprimée. Son nouveau Calypso nous perd dans les dentelles de terre hantées de la mer Egée, entre ciel et eau, labyrinthes et vergers d’oliviers grisés sous les poussières portées par le meltémi glacé.

 Art contemporain : mines inépuisables

Longtemps, l’art contemporain fut tenu en respect (victime avant l’heure de l’épidémie et expert, malgré lui, en social distancing) par les médias, et par la télévision au premier chef, qui se méfiaient de ses formes et de son discours amphigourique. L’épidémie en cours, fermant les expos et les musées les uns après les autres, ne serait-ce que pour décourager chacun de se coller le nez aux œuvres sans qu’elles aient pu être préalablement nettoyées, ramène dès lors à ce temps où la plupart d’entre nous n’avaient accès à la création plastique que par le truchementde ses rares apparitions à la télé. L’ouvrage Quand l’art contemporain passe à la télévision, représentation, récits et médiations, de 1959 à nos jours, est dès lors le refuge idéal : un livre épais, écrit serré, documenté comme la thèse universitaire dont il est l’heureux résumé, écrit par une jeune artiste-chercheuse. Clémence de Montgolfier y suit le regard mi-narquois, mi-admiratif et mi-obligeant que la télé porta sur les artistes et leurs œuvres ainsi que les malentendus surgissant entre l’un et l’autre.

Aujourd’hui, l’art contemporain ne passe plus à la télé. La différence, c’est que ses professionnels (artistes, galeristes, institutionnels) s’en moquent un peu : ils croient avoir trouvé d’autres canaux. A commencer par Cindy Sherman (@cindysherman) qui diffuse ainsi sur son compte Instagram des images au moins aussi indispensables que ses clichés encadrés exposés sur les cimaises de la Fondation Louis-Vuitton, ou qui ne le seront pas puisqu’on ignore encore si la rétrospective de l’artiste américaine ouvrira comme prévu. Mais, quitte à voir de l’art depuis chez soi, autant se faire et réarranger sa propre collection : en ligne, les milliers d’œuvres des Fonds régionaux d’art contemporain, perpétuellement en mal de reconnaissance, n’attendent que ça : d’être vues, choisies, élues, adorées, accrochées – en fond d’écran.

Si l’épidémie dure, une mine inépuisable de vidéos et de PDF de catalogues d’artistes en libre accès (www.ubu.com) peut supplanter toutes les expos différées – voire annulées – et permettre de réviser au hasard la performance filmée de Vito Acconci, qui se masturbe dans le sous-sol de la galerie new-yorkaise Sonnabend (Seedbed, 1972). Sinon, moins brusque, le centre Pompidou prend encore ses visiteurs distants par la main pour leur expliquer les œuvres via des podcasts (pompidouVIP).

Mais, in fine, confiné, on ira simplement revoir sur YouTube la série de John Berger qui dit et mima les «Manières de voir» (Ways of Seeing) dans une série diffusée sur la BBC dans les années 70, où le critique, extralucide, commente non pas seulement les œuvres (classiques et modernes) mais les manières (politiques, économiques ou intimes) qu’elles suscitent. Ou comment voir de loin, de chez soi, c’est finalement ne rien manquer de ce qui s’affiche et se cache.

Bande dessinée : retour à la case sérénité

«A quoi ça rime tout ça ?» Quitte à vivre enfermé, quitte à psychoter, autant le faire en bonne compagnie. Depuis quatre ans, Sophie Guerrive décline les hésitations méditatives de son ours Tulipe (Editions 2024) en planches-haïkus où la modestie de la forme dissimule un sublime éloge de la lenteur, de la recherche de sérénité.

Tant qu’à braver les miasmes le temps d’un ultime raid en librairie, autant y aller franchement et se constituer un stock des œuvres complètes d’Anouk Ricard : en commençant par l’intégrale des aventures poético-chelous d’Anna et Froga (éd. Sarbacane) à destination des petits porteurs sains (ça marche dès 5 ans) tandis que les adultes pourront glisser ses Faits divers 1 et 2 (éd. Cornélius) dans la pile sans que personne ne remarque qu’il s’agit là de petits livres grivois et violents based on true stories trouvées dans la presse régionale.

A ceux qui ont prévu de se refaire l’intégrale des chefs-d’œuvre de Miyazaki et Takahata pour le studio Ghibli en famille, on recommande de se tourner vers le conte noir Funky Town (éd. Arbitraire) de Mathilde Van Gheluwe, ça devrait résonner. Aux amateurs de récit de genre un peu classicos, on conseillera de faire coup double : lire l’un des meilleurs albums du registre «franco-belge» de ces dernières années et sortir de sa zone de confort en se tournant vers la Couleur tombée du ciel ou les Montagnes hallucinées de Gou Tanabe (éd. Ki-oon). Oui, un Japonais qui fait du Lovecraft dans un style très «européen». Pour ceux qui sont persuadés qu’il faut toucher le fond pour rebondir, il n’existe pas livres plus indiqués que ceux de Chris Ware. Le chef-d’œuvre Rusty Brown (Pantheon Books), trésor de mélancolie et de lose sentimentale pour l’instant réservé aux anglophones. Ou les précédents mais tout aussi formidables Building Stories ou Jimmy Corrigan (Delcourt), qui ont eux l’avantage d’être traduits.

Tulipe et les sorciers de Sophie Guerrive. Editions 2024

Cinéma : des vampires sur les chemins de traverse

Sauf à juger le moment opportun pour laisser totalement Netflix prendre possession de vos vies (il est vrai que l’arrivée sur la plateforme du catalogue Ghibli tombe à point nommé), il est tout à fait indiqué de profiter des longues heures à venir pour fouiller les offres streaming alternatives, plus cinéphiles et nettement moins marketées. On peut se tourner vers la programmation racée, chaque jour augmentée d’un nouveau titre, de Mubi (avec en ce moment des chefs-d’œuvre de Truffaut, Resnais, Fassbinder, Herzog, Hitchcock ou Pedro Costa à l’affiche), se faire une cure de documentaires d’auteur sur Tënk, ou explorer la Cinetek et son catalogue désormais bien garni de film choisis par des cinéastes. On peut notamment y voir les dix épisodes de la série les Vampires (1915) de Louis Feuillade, évocation virtuose d’un Paris louche sous influence Gaston Leroux, avec les yeux effarés de la star Musidora dans le rôle d’Irma Vep. La série déplie une architecture complexe, où s’enchaînent des épisodes aux titres terrifiants – «la Tête coupée», «la Bague qui tue», «les Noces sanglantes»…

Pour ceux que ce genre de propositions précipite dans une bassine de Lexomil, la douceur de beaux dessins animés peut avoir les vertus réparatrices face à l’adversité ambiante. UniversCiné, par exemple, vous permet de voir Tout en haut du monde de Rémi Chayé (une jeune aristocrate russe part en expédition dans le Grand Nord) ou la Tortue rouge de Michael Dudok de Wit (un naufragé sur une île déserte), deux climats différents (froid/chaud) mais une même idéalisation par le dessin des péripéties et difficultés, dont les personnages ressortent grandis.

Danse : footwork et jambes en caoutchouc sur les réseaux

Loin des plateaux de danse labellisés et des «gestes barrières», ces trois comptes Instagram protègeront, par leur vitalité, votre système immunitaire.

@Niggawithenjaillement C’est un genre de malle aux merveilles pour qui serait curieux des danses urbaines afro : un compte lié à des milliers de vidéos, parfois chiadées par des pros, parfois cadrées comme des pieds. Ce sont précisément ces dernières, plus spontanées, que l’on préfère : du logobi, du kuduro, du dancehall, du pantsula, filmés depuis une chambre d’ado de Charleville-Mézières, un cours pour enfants de la «petite couronne», ou une salle polyvalente d’Abidjan.

@Rubberlegz Vous vous persuadez de maîtriser l’ordre du monde en parvenant à rester plus de cinq secondes dans la posture du bakasana – dite du corbeau – en cours de yoga ? Vous gagnerez en humilité en cliquant sur les vidéos (plus que ses photos trop pomponnées) de RubberLegz – littéralement «jambes en caoutchouc». Ce danseur kurde installé aux Etats-Unis est un génie du tutting – un style urbain cubiste, dansé comme en 2D, dont il pousse les systèmes d’imbrication de bras et de jambes à un extrême degré de composition.

@Jumpers Les jeunes gens de moins de 20 ans sont les seuls à pouvoir endurer le tempo insensé du jumpstyle (160 battements par minute) – même s’il demeure plus gentil que sa grande cousine survoltée qu’est le hakken (220 bpm). Pratiquée de la Belgique à la Lituanie mais essentiellement diffusée sur les réseaux sociaux, cette danse issue de la famille «hardstyle» intrigue par son footwork (jeu de jambes) sophistiqué qui pose plus d’une colle au bon sens psychomoteur : comment peut-on à la fois sprinter en faisant du surplace, bondir tout en tapant au sol du pied comme pour exterminer des araignées ? Soudain, un monde s’ouvre.

Opéra: lyrique et au lit

Vous en êtes certains : vous n’avez jamais eu la chance d’assister à un opéra composé par Stanisław Moniuszko (1819-1872), ce fameux compositeur polonais de la période romantique. Aussi, quel bonheur de comprendre que vous pouvez enfin visionner Halka (1846), une nouvelle production de l’opéra de Poznan, dont l’argument a de quoi remplir votre claustration d’allégresse : «Dans les hauts plateaux polonais, une paysanne sensible a donné son cœur et son corps à un riche propriétaire terrien. Mais maintenant, il prévoit d’épouser quelqu’un d’autre.» Toute cette féerie entre deux prises de température, vous la devez à OperaVision, la plateforme née de la réunion de 29 maisons d’opéra européennes (plus russe et britannique). Le choix semble restreint – seuls 21 opéras disponibles -, mais ce sont des productions récentes, qui tournent régulièrement, accessibles gratuitement, et tout un attirail pédagogique accompagne le projet. Si Halka vous semble trop pointu, optez pour le Tour d’écrou de Britten à Opera North (Leeds) ou pour une Ermione de Rossini à San Carlo (Naples). De quoi se connecter à ce qui se pratique dans les territoires lointains du monde lyrique. Vous redemanderez certainement du Covid-19 après y être resté scotchés toute une quarantaine.

Les licornes de l’opéra Halka craignent-elles aussi les postillons ? Photo Operavision

Livres : voix et ambiances, les fabriques de l’écriture

Pendant la quarantaine, les librairies continuent – certes rideau baissé – d’exercer leur mission essentielle : via Librairiesindependantes.com, on peut sonder les millions d’ouvrages en stock chez quelque 1 000 échoppes et se les faire livrer – évidemment il vaut mieux écluser sa pile de lectures en retard, mais tant qu’à passer commande autant privilégier les enseignes de proximité sur les géants numériques.

Mais il n’y a pas que la lecture pour fréquenter les œuvres. Podcasts et vidéos permettent de plonger dans le quotidien d’un auteur ou dans sa pensée. On ne connaît pas la voix de Marcel Proust, mais on a récemment retrouvé celle de sa gouvernante, Céleste Albaret. Près de quarante-neuf heures d’enregistrements réalisés au début des années 70 par le journaliste Georges Belmont. De cette trouvaille, Philippe Garbit propose une Grande Traversée en cinq épisodes, sur France Culture, guidée par la voix de Céleste qui parle avec tendresse de l’écrivain dont elle a partagé l’intimité pendant huit années. C’est une plongée dans une époque et dans la vie de deux reclus «volontaires», eux.

Contemporain, le philosophe Bernard Stiegler, 67 ans, a un parcours d’intellectuel totalement atypique. Dans une série de cinq entretiens réalisés par Céline Loozen, il relate une enfance marquée par le divorce des parents, son parcours de tenancier de bar, d’adhérent au PCF, de braqueur de banque, de prisonnier studieux. Itinéraire singulier et passionnant.

Rien de mieux que des images pour se replonger dans l’ambiance d’une époque, celle du procès de Lady Chatterley de D.H. Lawrence, interdit depuis sa parution en 1928. Dans son documentaire le Procès de Lady Chatterley, orgasme et lutte des classes dans un jardin anglais (disponible sur Arte jusqu’au 14 avril), Mathilde Damoisel retrace le bras de fer judiciaire entre la Couronne britannique et Penguin Books. Edifiante reconstitution du procès de 1960 qui opposa le procureur Mervyn Griffith Jones, convaincu de l’obscénité du roman, à des littéraires qui défendaient ses qualités.

Enfin, on attend avec impatience la mise en ligne du premier épisode du nouveau podcast mensuel sur Arte Radio ce mercredi 18 mars qui s’intitule Les écrivain.e.s au travail. Bookmakers est un making-of des romans et essais qui ont marqué leur époque, réalisé par Richard Gaitet, premier épisode avec Philippe Jaenada, puis Alice Zeniter en avril. De quoi entrer dans la fabrique de la création, et pourquoi pas profiter du temps confiné pour écrire soi-même.

Céleste Albaret, gouvernante de Proust. Botti. Gamma-Rapho

Séries : florilège de saisons

Heaume sweet home. Mine de rien, au fil des ans, on s’était habitués à chaque retour du printemps à voir refleurir des épisodes de Game of Thrones. Les nostalgiques des décapitations pourront trouver refuge dans les trois saisons de The Last Kingdom (Netflix), production BBC passée un peu sous les radars mais qui met en scène de façon plaisante l’unification du royaume britannique. Certes, il n’y aura pas de dragon, mais les Danois sanguinaires n’ont rien à envier aux brutes de Westeros et on retrouvera même un héros aussi concon que Jon Snow. Dans le registre des séries qu’on regarde jusqu’au bout en dépit du personnage principal parce que c’est tout de même rudement bien écrit et que le reste du casting est talentueux, la meilleure reste The Expanse (Amazon Prime Video). Plus qu’un plaisir coupable, cette saga de hard SF sur fond de lutte des classes et de (dé)colonisation reprend le flambeau, porté quelques années auparavant par Battlestar Galactica, de la grande fresque feuilletonesque qui pourrait satisfaire un public bien plus large que les seuls geeks. Les adeptes du «faut soigner le mal par le mal», eux, pourront se tourner vers Kingdom, dont la saison 2 vient d’arriver sur Netflix et qui offre les joies traditionnelles d’une pandémie zombie mais remplace les habituels terrains vagues postapocalyptiques par les ors et le satin de la Corée médiévale.

En vrai, c’est surtout l’occasion d’aller piocher dans les piles de classiques toujours repoussés à plus tard – Mad Men, The Leftovers, Soprano, etc. Chacun aura sa liste personnelle. On en pointe tout de même quatre à ajouter les yeux fermés. Le tristement boudé Treme, peut-être la plus belle œuvre de David Simon (après le chef-d’œuvre The Wire et avant le superbe Complot contre l’Amérique, d’après Philip Roth, qui démarre ce lundi sur OCS). Succession (OCS), où l’on regarde avec délectation un clan de salauds d’ultrariches se déchirer autour de l’héritage du père avant de réaliser que tout cela compose un portrait de famille dysfonctionnelle parfaitement normal. Fleabag (Amazon) pour découvrir la formidable intelligence de Phoebe Waller Bridge qui fera aimer la comédie romantique au plus imperméable des cœurs. Et Curb Your Enthusiasm (OCS), de Larry David, meilleur herméneute par l’absurde des normes sociales et incapable de se mêler à une foule sans provoquer un esclandre – à l’heure où toute sociabilité hors du foyer est prohibée, son art de la satire paraît plus que jamais de circonstance.

Par Didier Péron , Frédérique Roussel , Guillaume Tion , Marius Chapuis , Julien Gester , Ève Beauvallet , Olivier Lamm , Judicaël Lavrador