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Libération — Des films épris dans la toile

20 novembre 2020

 

Vous êtes-vous déjà approché si près d’un écran d’ordinateur que vous n’étiez pas loin d’y sombrer ? Comme si cet océan de cristaux liquides vous attirait à lui dans son vertige. C’est de vertiges dont il sera question avec le panorama Net Found Footage du festival Entrevues à Belfort. Si la 35e édition de cette manifestation prévue du 15 au 22 novembre, soumise comme toutes les autres festivités culturelles ces mois-ci aux restrictions sanitaires en temps de pandémie, a dû être annulée, elle maintient en revanche l’attribution d’un palmarès via un jury à sa compétition internationale et une sélection «film en cours» avec une aide à la postproduction. Côté panorama, Net Found Footage, dévolu aux écritures cinématographiques qui se sont emparées d’images glanées sur le Web, territoires numériques et autres applications connectées, est repris partiellement et diffusé, depuis vendredi, sur la plateforme SVOD indépendante Tënk, dédiée au documentaire d’auteur, et durant huit semaines. On a plongé une tête dans ces films dont les trames de pixels n’ont pour limites que le temps, et évoquer ceux qui nous ont gardé dans leurs filets.

Carrefour bleu salé.L’amusement, la consternation puis le dégoût se passent le relais jusqu’à nous retourner le ventre lors du visionnage de Roman national, film réalisé par Grégoire Beil en 2018. L’auteur trentenaire a chopé tout ce qu’il pouvait de vidéos Periscope, application et propriété de Twitter lancée en 2015 qui permet à n’importe qui possédant un portable dans le monde de diffuser en direct et en streaming. Le film, conçu de séquences diverses extraites de l’appli puis montées, nous entraîne en 2016, il n’y a pas si longtemps, afin d’épier de jeunes femmes et hommes vivant leur vie, futilement, prenant la pose, insultant, cherchant le plus de visibilité, de messages reçus et autres «cœurs» qui s’affichent à l’écran : «Il est tellement seul dans la vie qu’il galère sur Peri», lit-on. Plus loin, le feu d’artifice du 14 Juillet illumine le ciel de Paris. Les gens filment sans interruption alors que des messages envahissent les écrans de portables que l’on nous montre et font poindre l’horreur : celle de l’attentat de Nice, dont on sait aujourd’hui qu’il fera 87 morts et 434 blessés. «Mais arrêtez de penser qu’aux morts, c’est vous qu’êtes morts», dit un periscopien parisien qui s’énerve face aux messages. Roman national dévoile ce temps d’ultraconnexion qui voudrait réussir à tout embrasser, réduire les distances et réunir le monde dans son entier, tandis qu’un vernis de décalage ne parvient à être ôté entièrement. Les écrans se font ressentir à nouveau de plus belle lorsque l’impuissance et le danger se mêlent à la conversation, alors que Periscope voulait nous rendre ivres de téléportations.

Et nous téléporter, cette fois-ci dans l’histoire, c’est ce que semblent vouloir le cinéaste français Jean-Marc Chapoulie avec l’écrivaine Nathalie Quintane quand ils nous font visiter le pourtour du bassin méditerranéen, d’une caméra de surveillance à l’autre, greffées aux hôtels, campings, bords de route, et sur lesquelles nous avons tous possibilité de connexion. A partir de ces images de surveillance récupérées, le cinéaste déploie dans son film la Mer du milieu, projet montré pour la première fois au FID de Marseille en 2019, une réflexion politique et méditative sur le pouvoir de la traversée (des corps, des images) et de la surveillance, tandis que l’auteure politisée d’Un œil en moins (P.O.L, 2018) échange en voix off ses pensées sur ce carrefour bleu salé, lieu de fantasmes, de tourismes et de migrations importantes, souvent mortelles. Aux étendues de parasols et volutes turquoise viennent s’apposer quelques réflexions retraçant l’histoire de l’Arcadie, le développement de la piraterie. Mais aussi sur la quête d’un refuge et d’une identité au cœur d’un pays qui n’en donne parfois guère la possibilité.

Multitude de félins.Si ces deux auteurs usent d’images qui sont données pour faire affleurer pensées et récits, le cinéaste Guillaume Lillo assemble la très belle fiction lyrique et intimiste Rémy (2018), du nom d’un jeune garçon criblé de dettes parti s’isoler dans la maison de ses parents au milieu des montagnes. Le film, qui semble avoir été cadré et tourné par une seule et même personne, se trouve être en réalité le résultat d’un patchwork d’images et séquences trouvées sur le Web que Guillaume Lillo va bricoler comme autant de notes de partition redistribuées afin de jouer sa propre symphonie spleenétique, où le garçon désabusé épanche son cafard en caressant son chat (incarné par donc une multitude de félins) ou quand il trébuche dans la neige comme dans ses pensées, voit surgir un océan de requins. Et c’est Rémy, définitivement, d’autant plus en ces temps confinés, qui nous donne comme le reste de la programmation du Net Found Footage à rêver à des sorties, déviations et chemins d’évasions. Ces bouts, pépites comme rebuts numériques, nous tendent les mains tandis que nous sommes enfermés là chez nous. Il ne tient peut-être qu’à nous d’essayer à notre tour : les images, à force d’être secouées, finissent, il paraît, par souffler le nom d’inédites destinations.

Jérémy Piette

Panorama Net Found Footage dans le cadre du festival Entrevues de Belfort, visible sur Tënk.