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Le Monde — Dans « Vacancy », Alexandra Kandy Longuet filme l’envers du rêve américain

10 novembre 2020

L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER

Des souvenirs à la pelle et quelques photographies témoignent qu’ils ont eu droit à leur part de bonheur et qu’ils n’ont pas tout raté. Ce passé les tient debout. Une maison, un travail, une famille, des amis. Beverly, Vern et Many ont tout perdu et vivent désormais, au jour le jour, dans des motels miteux où les a rencontrés et filmés, durant plusieurs mois, la réalisatrice française Alexandra Kandy Longuet. Elle a accompagné leurs gestes et leurs errances quotidiennes, recueilli ce qu’ils voulaient bien confier de leur existence d’avant, laissé les silences. Vacancy (2018) oblige à faire escale en ces coins reculés où l’existence se traîne comme une loque, à peine éloignée d’une vie de prison, avec l’horizon aux fenêtres et le reste du monde, ailleurs.

L’envers du rêve américain transporte au milieu de no man’s land peuplés de fantômes et d’infinies solitudes. A ces derniers, la réalisatrice prête une esthétique cinématographique dont la beauté ne cesse de nous rappeler, comme un sous-titre, le fossé qui sépare l’imaginaire collectif du réel. Vacancy emprunte à l’écriture des grands films (auxquels il est fait ouvertement référence) pour en raturer l’image, en y inscrivant des visages, des corps et des mots de la réalité d’aujourd’hui. Le voyage de l’autre côté du miroir secoue. Il enrichit le cinéma de trois nouveaux personnages – anonymes – qui ont désormais un nom, une gueule, une histoire et une présence qu’on n’oublie pas.

Beverly : « Il n’y a pas que le présent qui compte. La mémoire, les souvenirs peuvent aussi aider dans la vie »

A commencer par Beverly qui a élu domicile au Palace Inn, un motel miteux de Fresno, en Californie. Prévu pour un mois, après la mort de son mari et la perte de sa maison, le séjour s’est prolongé. Voilà aujourd’hui des années qu’elle est là. Se prostituant pour payer sa chambre, et surtout le garde-meuble où s’entassent tous les objets de son ancienne vie. « Garder ça, dit-elle, me permet de croire que je vais réussir à partir d’ici, et me donne la sensation d’avoir un minimum de stabilité. » Dépendante au crack dont les prises lui font « oublier la douleur » durant quelques heures, Beverly sombre parfois. Fatiguée et lucide, « l’addiction est une maladie très égoïste. Du moins, c’est le cas de la mienne. Je vois des gens avec des gosses tout le temps ici et je me remets en question ». Son fils à elle suit des études à la fac, à Phoenix, en Arizona, où elle compte se rendre bientôt, pour la remise de son diplôme. Son cadeau sera un collage de photos, pour que son fils puisse se souvenir qu’elle a été à ses côtés : « Il n’y a pas que le présent qui compte. La mémoire, les souvenirs peuvent aussi aider dans la vie. »

Climat de tension

A 500 kilomètres de là, Vern et Many s’accrochent, eux aussi, à ce qu’ils ont connu. Installés depuis des lustres au Roy’s Motel d’Amboy, en Californie, établissement désaffecté et sans eau potable, situé au bord de la Route 66, en plein désert Mojave, ils ont perdu jusqu’à leur identité. Ancien ingénieur du son, le premier, atteint de schizophrénie, sort la nuit pour rencontrer les fantômes avec lesquels il dit pouvoir entrer en contact. Tandis que le second, ancien motard, mari et père de famille, silhouette imposante et corps tatoué, trimballe le sentiment de n’être plus personne. « Avant j’étais Many. Ou Big Daddy. Maintenant, beaucoup de gens me connaissent sans savoir mon nom. »

Chaque mot pèse plus lourd qu’à l’ordinaire. De la même façon que chaque geste s’alourdit du poids de l’épreuve

Vacancy n’est pas à proprement parler un film bavard. Mais chaque mot pèse plus lourd qu’à l’ordinaire. De la même façon que chaque geste s’alourdit du poids de l’épreuve. Alexandra Kandy Longuet ne s’éloigne pas de cette intimité rythmée par la répétition. C’est le présent qui l’intéresse, qu’elle cadre entre les murs de ces chambres de motels, laissant le monde extérieur – la violence et le danger – dans le hors champ. Perceptible cependant grâce au climat de tension et d’inquiétude que produit, entre autres, la bande-son du film, élaborée à partir de sons réels (bruits de trafic ferroviaire ou routier), retravaillés et déformés.

C’est ainsi que le flux ininterrompu de véhicules, sur l’autoroute qui longe le Palace Inn de Beverly, finit par prendre un caractère oppressant. Alors, Vacancy verse plus dans le Psychose (1960), d’Alfred Hitchcock, que dans le Bagdad Café (1987), de Percy Adlon. A d’autres moments, c’est à David Lynch et à Stanley Kubrick que l’on pense. Puis aux westerns et aux films d’horreur. Ce cinéma américain qui traverse le film, loin de la confisquer, contribue au contraire à rendre toute sa puissance à la réalité du premier plan. Celle d’une Amérique éteinte dans laquelle Beverly, Vern et Many tentent de ne pas se laisser engloutir.

Film documentaire belge d’Alexandra Kandy Longuet (1 h 21). Disponible à la demande sur la plate-forme Tënk (abonnement mensuel : 6 €).