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Hors champ – La faille de Nino Kirtadzé

20 août 2015

Nino Kirtadzé présente « La Faille » aux États généraux ce soir à 21h15 dans la sélection Scam. Retrouvez ici la retranscription de l’article paru ce matin dans le Hors-Champ (le journal quotidien de la manifestation) à propos du film.

 

Le poids du monde sur une épaule

Dans une relation de grande proximité et de complicité, Nino Kirtadzé met en scène l’histoire de Levan, un homme calme et plutôt introverti, et de sa compagne Irma. Leur vie de couple bascule à l’annonce d’un problème à l’épaule de Levan. Partageant leur quotidien, vivant au plus proche du couple, la réalisatrice fait partager leur intimité et nous embarque dans leur aventure à rebondissements.

Torse nu devant son miroir, l’homme se rase en fumant. Soucieux, il entre dans un ascenseur métallique, comme on entre dans un sas et se retrouve dans un service d’hôpital. Le protocole est bien réglé : un distributeur lui délivre des chaussons stérilisés, ses effets personnels sont déposés. Une lourde porte s’ouvre automatiquement. Levan s’allonge sur un matelas mécanique et se laisse avaler lentement dans un tunnel telle la gueule du Leviathan. La porte se referme comme sur une chambre froide. Le scanner s’apprête à sonder les profondeurs du corps humain. Anxieux, il cherche des yeux l’infirmière qui a disparu derrière une vitre. Le bruitage des machines s’élève en cacophonie et envahit l’atmosphère. L’inquiétude de Levan grandit. Manipulant l’imagerie médicale à distance, l’infirmière, quelque peu agacée par l’impatience de Levan, lui ordonne de se tenir tranquille et de se relâcher.

Avec humour, Nino Kirtadzé dépeint la brèche profonde qui caractérise la logique, la culture et le langage de ces deux mondes qui ne peuvent communiquer et ne se rejoignent pas. D’un côté, la froide supériorité scientifique, de l’autre, les peurs, la fragilité du corps et des émotions. Le diagnostic de l’examen de l’épaule est ambiguë : « C’est une sclérose. Une opération sera peut-être nécessaire. » Le langage est une énigme pour le profane : déformation ethio-pathogénique, cartilage hyalin usé, bursite… Pas moins de dix proches sont invités à se réunir autour de Levan et Irma pour tenter d’interpréter, par le prisme de leurs propres angoisses, la prose médicale. Dégénérescence signifie pourriture. Liquide = pus = gangrène = coupure de l’épaule. Le danger est grand car proche du cerveau. L’épaule devient le lieu de recueil des fantasmes les plus effrayants et les solutions divergent : envoyer ces résultats en Allemagne, trouver un ami d’ami qui soit médecin, consulter un guérisseur…

Le souci médical de Levan devient rapidement celui d’Irma et un problème de couple : « Mon Dieu, pourvu qu’ils nous guérissent ! » Tous deux hypocondriaques, ils tombent dans l’impuissance de la peur. A chacun sa façon de se rassurer. Elle contacte abondance de médecins et charlatans. Lui, tel un enfant obéissant, se rend aux rendez-vous et perd pied dans ce dédale de diagnostics. Ses absences répétées au travail lui valent des réprimandes ; la pointeuse automatique du bureau l’empêche de passer ; la crainte d’un licenciement le menace. Levan tombe dans la dépression et le couple vole en éclat.

Avec humour et en introduisant un dispositif fictionnel, la réalisatrice met en scène cette descente aux enfers. Les situations n’en paraissent que plus réelles et amènent le spectateur à comprendre les ressorts psychologiques qui se jouent pour et entre les personnages. Angoissé, Levan se lève la nuit en prenant soin de ne pas réveiller sa femme pour examiner ses radios. Irma prend des rendez-vous secrets pour trouver la perle qui pourra les guérir. Levan surprend l’un de ses rendez-vous avec un inconnu et se prend de jalousie. Sous le cumul de ces épreuves, il s’effondre. À bout, il consulte une psychologue et prend conscience que son mal n’est pas physique mais existentiel : quarantenaire et sans enfant, son rapport au monde est insatisfaisant. Les bras lui en tombent !

Six mois plus tard, nous retrouvons le couple. Avec la complicité des protagonistes, Nino Kirtadzé s’amuse du spectateur et lui tend un piège final. Jouant de l’angoisse qui a traversé le film de toute part, elle nous fait croire à une ultime situation d’examen médical dramatique… Le film de Nino Kirtadzé aurait pu commencer à la manière des contes géorgiens : « Il y avait et il n’y avait pas, qui peut le savoir… » Il aurait pu se clore ainsi : « La peste au loin, la joie ici … »

Sophie Marzec

Journée SCAM – Jeudi 20 à 21h15, Salle SCAM