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Hors champ – Homeland (Irak année zéro) de Abbas Fahdel

19 août 2015

Ci-dessous, la retranscription complète de l’entretien avec Abbas Fahdel, paru dans le Hors-champ d’aujourd’hui 19 août, le journal quotidien des États généraux du film documentaire. La diffusion de Homeland (Irak année zéro), est l’un des temps forts de cette 27ème édition. Un film de 5h34 autoproduit par l’auteur qui a assuré l’image, le son et le montage.

“Deux ans dans la vie d’une famille iraquienne, avant et après l’invasion américaine. Ce puissant roman collectif a le souffle d’une saga s’écoulant lentement comme le fleuve qui traverse Bagdad. La tragédie et la dignité du peuple iraquien surgissent à l’écran dans des moments d’une grande intensité. Une œuvre de référence pour comprendre l’Histoire et le présent du Moyen-Orient”

 

Homeland_AF

 

« Je n’avais pas anticipé l’importance que les regards et les sourires prendraient. »

Entretien Abbas Fahdel

Homeland (Irak année zéro)

 

Dans Homeland, Abbas Fahdel, cinéaste franco-irakien, offre une vision inédite de l’Irak. En filmant la tragédie de son pays d’origine, il nous immerge dans la vie de sa famille et de la population, avant et après l’intervention américaine.

 

Vous n’apparaissez pas à l’écran dans votre film, vous n’en êtes pas le sujet. Cependant, vous avez pris des risques personnels en vous rendant en Irak en 2002…

J’ai pris ce risque de filmer en Irak parce que je suis irakien, ma famille vit là-bas et je suis cinéaste. Dans le contexte de l’imminence d’une intervention américaine, que pouvais-je faire d’autre ? Un poète écrit, un peintre fait un tableau… J’ai pris ma caméra, j’y suis allé sans savoir si je pourrais revenir en France et si je pourrais filmer. En 2002, j’avais la nationalité française. Je ne pouvais pas pénétrer en Irak en tant qu’Irakien : comme je n’ai pas fait mon service militaire, les autorités m’auraient interdit de quitter le pays. Même avec un passeport français, je prenais tout de même des risques. Le régime de Saddam était comparable au régime nord-coréen d’aujourd’hui… en plus paranoïaque. Filmer en Irak n’était pas autorisé. Un mois avant que je ne commence mon tournage, un Britannique d’origine irakienne avait été arrêté parce qu’il prenait des photographies ; il avait été jugé et exécuté…

J’ai beaucoup filmé à l’intérieur des maisons, depuis l’intérieur des voitures : cela ne pose pas de problème. Pour les séquences extérieures, je faisais des repérages une demi-heure avant ou la veille, j’observais, je prévenais certaines personnes, pour des questions de sécurité. Souvent aussi, je me faisais accompagner par Sami Kaftan, l’équivalent d’un De Niro pour les Américains, un ami acteur qui apparaît dans le film. Il a accepté de prendre ce risque-là pour moi. Quand les Irakiens me voyaient avec lui, ils pensaient que je faisais un reportage sur lui !

 

Homeland 1 est construit comme un film de suspens. Avec ce paradoxe, cette tension permanente : d’un côté, une population sous tension, inquiète, se préparant à une guerre inévitable ; de l’autre, une grande solidarité, des jeux d’enfants, de la quiétude…

En 2002, la grande majorité des Irakiens redoutaient la guerre mais ils l’espéraient aussi, pour se débarrasser de Saddam. Tous voulaient retrouver une vie normale après treize années d’embargo qui ont causé un nombre de morts plus important que pendant une guerre.

À l’image, les Irakiens que j’ai rencontré ne réclamaient pas la fin de Saddam : ils ne sont pas fous ! Cependant, avec l’imminence de la guerre, les gens commençaient à oser parler, surtout à un Franco-Irakien comme moi qui vit à l’étranger. Les gens comprenaient très vite que j’étais irakien et que je n’habitais pas l’Irak : par exemple, je n’ai pas de moustache ! Il me voyait m’intéresser à leur vie quotidienne, ce qui leur semblait incongru…

En Irak, je n’avais pas peur : avant même d’y aller, je me disais que j’allais peut-être mourir là-bas. Cette pensée m’a apporté la paix. Ce n’était pas héroïque, j’avais fait ce que j’avais à faire dans ma vie. De plus, j’avais la conviction de réaliser un film utile, qui me survivrait, un film plus important que ma seule existence. Enfin, je n’étais pas différent de chaque Irakien qui, sortant de chez lui, n’était pas sûr de revenir. Mon soulagement est que si j’étais mort là-bas, mon film n’aurait pas existé…

 

Guidée par l’avancée des voitures et le déplacement de vos personnages, votre caméra semble parfois voler sur ces territoires. L’image semble cramée par la lumière, embrassant de larges espaces…

La caméra passait des lumières extérieures à celles de l’intérieur, de l’ombre au zénith. Mon angoisse était de savoir s’il resterait quelque chose à l’image. En Irak la lumière n’est pas comme en France : l’impression d’éblouissement est donc accidentel. J’ai passé six mois à étalonner et mixer le film. Pour le son, je travaillais avec deux micros, un micro-cravate sur l’un des personnage et le micro de la caméra. Dans Homeland 2, toutes les maisons, faute d’électricité, étaient équipées de groupes électrogènes très bruyants : j’ai donc passé beaucoup de temps à nettoyer le son. Ma fierté est que chaque Irakien peut comprendre chaque mot du film. J’ai choisi un objectif grand angle afin de filmer dans des espaces confinés : salons, intérieurs de voiture.. Ce choix d’optique m’a permis de réunir de nombreux personnages dans un même plan.

 

La lumière des visages rythme votre film, les sourires inespérés illuminent les situations et ne cessent d’éclore…

Les mêmes personnes filmées par quelqu’un d’autre n’auraient pas offert ces sourires-là. On dit que la beauté est dans le regard de celui qui regarde. J’étais ému lorsque je regardais les Irakiens, car je les trouve si beaux, hommes, femmes, enfants. Certes, je voulais ponctuer le film de regards caméra, mais je n’avais pas anticipé l’importance que les regards et les sourires prendraient. J’ai été privé de l’Irak que j’ai fui à dix-huit ans. Lorsque je suis revenu vingt ans après, les gens ont perçu dans mon regard cet amour : ils se sont senti en confiance, ils savaient mon empathie.

 

Le regard des enfants traverse la guerre, survit au désastre. Pourquoi donnez-vous une si grande place à l’enfance dans votre film ?

Lors d’une séquence à Bagdad, ma famille regarde une vidéo des manifestations anti-guerre à Paris. Ma fille y apparaît, agitant un drapeau irakien ; une femme lui demande de quel pays est le drapeau et ma fille lui répond : « Irak. » Ma fille est née la nuit de la première guerre du Golfe. Lorsque j’assistais à sa naissance à Paris, les Américains bombardaient Bagdad. La guerre, c’est la mort et la destruction ; les enfants, c’est la vie. Pour moi, sa naissance a été une victoire sur la guerre : cette nuit-là, au moins une irakienne échappait à la mort.

Aujourd’hui, tous les jours, il y a des manifestations à Bagdad contre le pouvoir et la corruption. La jeunesse est dans les rues, les enfants que j’ai filmés en 2003 sont maintenant les acteurs du « Printemps irakien ». J’ai filmé les enfants parce que ce sont eux que l’on doit regarder en cas de guerre. J’ai terminé de filmer en 2003 ; cette année-là, mon neveu Haidar est mort. Il m’a fallu dix ans avant d’avoir le courage de regarder mes images pour voir ce qu’il en restait. J’ai alors vu des images qui avaient pris toute leur valeur. En 2013, dix ans après l’invasion de l’Irak, j’ai commencé : un an et demi de montage, cent-vingt heures de rush ; trois étapes de film : une version de douze heures, puis de neuf heures et maintenant de cinq heures et demi. Ce travail a été un torrent d’émotions. Voir Haidar tous les jours m’a fait beaucoup pleurer. J’ai dit à ma famille qu’il fallait que je termine ce film pour les Irakiens et qu’Haidar en serait le principal personnage ; ils m’ont répondu : « Fais ton film, Abbas, mais nous ne le regarderons pas. » Ils n’en supporteraient pas la vision.

Ce que j’ai filmé est un moment historique qui a disparu, non pas une fiction. Revoir ces images, c’est accéder à un monde qui n’est plus. En tant que cinéaste, en tant qu’Irakien, c’est un éblouissement. L’une des séquences importantes du film se déroule dans l’Office du cinéma où un ami déambule au milieu de centaines de bobines brûlées.Toute la mémoire visuelle du pays a été détruite. Si vous avez la photographie d’un disparu, vous avez au moins son image ; si vous ne l’avez pas, vous le perdez alors définitivement. L’idée de garder des traces m’a obsédé et lorsque j’ai vu mes images, j’ai compris que de ce monde au moins il resterait cela pour les Irakiens.

 

Propos recueillis par Sébastien Galceran et Mickaël Soyez.