La danse est-elle essentielle ?
Au moment où les théâtres ouvrent à nouveau leurs portes et que la pratique collective de la danse reste limitée, on est en droit de se demander si les sempiternelles questions sur l’utilité de l’art ne révèleraient pas plutôt le caractère subversif de cette pratique artistique.
Initialement prévue à l’automne 2020, la Biennale de la danse de Lyon aura finalement lieu dans une version concentrée du 1er au 16 juin 2021. Pour célébrer ces retrouvailles avec la création chorégraphique actuelle, nous avons demandé aux programmateurs et programmatrices de Tënk de nous proposer des films pour explorer la puissance de cet art. Ils ont sélectionné 7 films qui nous parlent de danse mais surtout de métamorphoses, d’affirmation et de libération !
“C’était magnifique, ça démarrait avec un grand coup de tronçonneuse !”” raconte joyeusement un des habitants de Guisseny dans Dedans ce monde. Face à la caméra de Loïc Touzé, ces amateurs tentent de mettre des mots sur les gestes chorégraphiques expérimentés collectivement depuis plus de 10 ans aux côtés des artistes accueillis en résidence dans leur village du Finistère Nord. Au-delà des mots, la danse permet d’accéder à la rencontre, à l’autre, comme dans Une jeune fille de 90 ans réalisé par la comédienne Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian. Lors d’ateliers dans un service de gériatrie, le chorégraphe de renom Thierry Thieû Niang va faire éclore les souvenirs, des sentiments profonds et même l’amour chez les pensionnaires…
La danse, de par l’engagement des corps et des âmes qu’elle requiert, tisse des liens étroits entre ce qui est de l’ordre de l’intellect et de l’expérience sensible, de l’engagement intime et du partage collectif. “Quel est ce moment de l’histoire que nous vivons ensemble ?” Dans Maguy Marin : l’urgence d’agir, David Mambouch interroge sa mère et nous révèle le parcours de cette figure mondialement connue mais aussi ses rires, sa pensée aux côtés de la troupe qui l’accompagne depuis ses débuts. Un coup de poing joyeux et rageur dans le visage de la barbarie, un vaste mouvement des corps et des cœurs. Dans Être Jérôme Bel, Sima Khatami et Aldo Lee ont suivi eux pendant 4 ans celui qui prône la vérité des interprètes (amateurs le plus souvent). Mais pourront-il documenter ce travail radical sans être rattrapés par la forte personnalité de l’artiste ? Il en résulte des scènes savoureuses où celui qui prône la mort de la mise en scène revendique la paternité des images du film… La vie et l’art ne font alors plus qu’un.
Mémoire du corps, souvenirs qui ressurgissent, la danse fait également office de révélateur.
Comme pour Jann Gallois danseuse et chorégraphe. Dans le court métrage de Claire Juge “À travers Jann”, on découvre comment le corps, son outil de travail peut parfois révéler d’anciennes blessures mais aussi permettre de les dépasser. Une réappropriation des corps et de l’histoire palpable dans Lightning Dance de l’artiste argentine Cecilia Bengolea. Ses 6 petites minutes réussissent à nous faire éprouver le travail des danseurs populaires de Dancehall filmés sous l’orage en pleine rue pendant les inondations à Spanish Town, en Jamaïque en 2017. Une rencontre électrique où la danse fait pleinement partie de la vie !
“Je suis du côté des vivants” nous dit la voix d’Alain Buffard. En 1998, le chorégraphe, atteint du Sida, revient à la scène avec Good Boy, un solo où il met en scène son propre corps, ses forces et ses faiblesses, ses puissances et ses fragilités. Dans son film Good Boy, histoire d’un solo, Marie-Hélène Rebois réussit à saisir ce qui fait l’essence de cet artiste subversif… et nous parle de ce que pourrait être in fine la danse : un art pour “rester debout” !
Le résumé : Elle est de ces artistes qui creusent des sillons durables et profonds, qui bouleversent les existences. Depuis plus de 35 ans, Maguy Marin s’est imposée comme une chorégraphe majeure et incontournable de la scène mondiale. Fille d’immigrés espagnols, son œuvre est un coup de poing joyeux et rageur dans le visage de la barbarie. Son parcours et ses prises de positions politiques engagent à l’audace, au courage, au combat. En 1981, son spectacle phare, “May B”, bouleverse tout ce qu’on croyait de la danse. Une déflagration dont l’écho n’a pas fini de résonner. Le parcours de la chorégraphe Maguy Marin, un vaste mouvement des corps et des cœurs, une aventure de notre époque, immortalisée et transmise à son tour par l’image de cinéma.
Notre avis: C’est un voyage dans l’art vu par Maguy Marin, dans lequel David Mambouch nous embarque.
Le chemin de cette “urgence d’agir” ne retrace pas seulement une épopée dérangeante et formidable, de celles qui font bouger les lignes, les conventions et qui donnent à voir et à entendre le parcours d’une troupe et d’une pensée creatrice évoluant au fil du temps. Ce que raconte le film c’est l’imbrication subtile, le lien essentiel entre la vie sur scène et le terreau qu’est l’histoire familliale, la rencontre décisive avec les corps rebelles aux archétypes marchands, les textes en oriflamme de Samuel Beckett.
On perçoit l’enfance de l’art et on en écoute la determination. Les mots si ciselés de Maguy Marin sont autant de repères et de rage à l’encontre de l’ignominie et de l’injustice.
Ce film est un instrument de vie à l’usage du temps présent.
Le résumé : Jann Gallois est danseuse et chorégraphe. Son corps est son outil de travail. Toujours à la recherche du mouvement juste, elle le tord, le plie, le tend, le casse. Mais des souvenirs ressurgissent et la mémoire du corps, trop sollicité, réveille d’anciennes blessures. Comment cette danseuse, qui se dit “traversée par les autres et par soi-même” vit avec son corps ?
Notre avis : A contrario de la peinture, de la photographie, de la sculpture, la musique ou encore l’architecture, la danse a ceci de particulier que le support d’expression et l’artiste ne font qu’un. Dès lors, que se passe-t-il lorsque l’artiste ne fait plus corps avec son corps ? quand trop d’empreintes le marquent, que trop de fantômes l’habitent ?
“À travers Jann” de la cinéaste Claire Juge n’est pas un film “sur” le travail de la chorégraphe-danseuse Jann Gallois mais véritablement “avec”, tant on sent que chacune des protagonistes s’est mise au service de l’autre, traversées toutes les deux par les mêmes questions, les mêmes obsessions. Il en résulte un film composite où s’entremêlent subtilement danse, cinéma-direct, mise en scène et animation. Le cinéma n’est plus alors cet art froid, fait d’images distantes, observatrices, mais devient matière, chair sensible, un corps.”
Le résumé : “En 2015, nous avons obtenu carte blanche pour filmer l’artiste chorégraphe Jérôme Bel au travail. Mais faire un film sur Bel, c’est se lancer dans un projet paradoxal : comment mettre en scène le travail d’un “anti-metteur en scène” ? Comment rester auteur face à un artiste mondialement reconnu pour son travail de recherche sur la “mort de l’auteur” ? Pendant ce tournage au long cours, nous avons attendu que survienne un imprévu, un événement qui pousse Jérôme Bel à sortir du personnage que nous étions en train de construire. L’événement a eu lieu. Nous nous en sommes saisi.”
Notre avis : De 2015 à 2019, les deux co-réalisateurs ont suivi Jérôme Bel, captant toutes les étapes de son travail, des répétitions aux représentations, en passant par les échanges avec ses collaborateurs. Sauf que réaliser un film sur le chorégraphe, figure majeure de la danse contemporaine depuis le mitan des années 90, c’est accepter de se plier à certaines de ses exigences, comme de composer avec ses intuitions. Au risque de voir une part du travail documentaire confisqué… Passionnant par sa manière de prolonger certains des enjeux soulevés par les spectacles du chorégraphe – manipulation, question de la signature de l’œuvre et de la place de l’auteur, etc. –, “Être Jérôme Bel” livre un portrait sans complaisance. En donnant à voir tous les paradoxes de Bel, le film intègre habilement les réclamations de l’artiste et sa propre conscience de ses ambiguïtés.
Le résumé : L’histoire du célèbre solo d’Alain Buffard “Good Boy”, qui a marqué l’histoire de la danse et du sida en France dans les années 1990. Juste après l’arrivée des traitements par trithérapie, alors qu’il a arrêté la danse depuis 7 ans, Alain Buffard décide de se rendre auprès d’Anna Halprin, en Californie, pour suivre les stages de dance-thérapie qu’elle a mis en place à destination des malades du cancer et du sida. Là, en pleine nature, sous le regard d’Anna Halprin, Alain Buffard va trouver la force de se reconstruire et de remettre son corps au travail.
Notre avis : Dans “Good Boy”, Alain Buffard met en scène la reconquête de son corps. Comment retourner vers la vie, la verticalité malgré et surtout avec la maladie. Le déséquilibre est constant, mais parfaitement maîtrisé.
En projetant la captation de la pièce sur des fibres de bois, la réalisatrice met en exergue la manière dont Alain Buffard fait de son corps un matériau brut, au travail. Le moindre geste compte.
Comme le dit Matthieu Doze, qui reprend aujourd’hui le solo mythique, “”Good Boy tient dans une valise””. Une économie de moyens extrêmement percutante pour comprendre la grande solitude de l’individu mais aussi d’une génération face à la maladie. Marie-Hélène Rebois met au centre de son film différentes générations de danseurs mais aussi des proches d’Alain Buffard, et fait ainsi dialoguer l’intime importance du retour à la danse pour le chorégraphe et la force symbolique de ce solo pour toute une génération marquée par le Sida.
Le résumé : Au service de gériatrie de l’hôpital Charles Foix d’Ivry, Thierry Thieû Niang, chorégraphe de renom, anime un atelier de danse avec des patients malades de l’Alzheimer. Par la danse, des vies se racontent, des souvenirs s’égrènent pleins de regrets, d’amertumes, d’éclats de joie, de solitudes. Blanche Moreau a 92 ans. Pendant le tournage, elle est tombée amoureuse du chorégraphe Thierry. Le simple fait de tomber amoureuse étant en soi une chose folle, Blanche n’a plus rien de délirant ni de fou : sa maladie est devenue tout simplement la maladie de l’amour.
Notre avis : Ce pourrait n’être que la chronique d’un atelier de pratique artistique, de quelques heures partagées entre un danseur et des personnes âgées et malades. Mais Yann Coridian et la comédienne et réalisatrice de fiction Valeria Bruni Tedeschi réussissent à faire de cette rencontre entre deux mondes un conte humain et tendre. Leur cinéma direct et sans prétention révèle la générosité et l’humanité de Thierry Thieû Niang. Le chorégraphe réchauffe peu à peu les muscles et les cœurs qu’on croyait trop vieux pour s’animer. Il touche ces partenaires improbables, empêchés, presque déjà absents. Il les porte littéralement. Et ce mouvement des corps ravive l’étincelle de la vie. Difficile d’oublier le regard de Blanche attendant le retour de Thierry. Un rappel qu’il n’y a pas d’âge pour danser, et pour aimer aussi.
Le résumé : “À Spanish Town, Jamaïque, des jeunes gens dansent en bord de route, sous une pluie torrentielle et tandis que l’orage gronde.
Filmé en octobre 2017 pendant des inondations, cette vidéo questionne le lien entre la météo, ses tempêtes et l’imagination corporelle. Les mouvements des danseurs Jamaïcains, en compagnie de l’artiste, font référence au Dancehall jamaïcain populaire, un style de danse sexualisé que Cecilia Bengolea considère comme imprégné de pouvoirs de guérison. L’orage et la pluie fournissent les rythmes sur lesquels la chorégraphie est synchronisée, et la musique Dancehall est perceptible dans la basse fréquence en arrière-plan.”
Notre avis : Artiste, chorégraphe et danseuse, Cecilia Bengolea filme ici une étrange circulation entre le ciel et la danse, entre la météo et les corps. L’orage est tour à tour menaçant et complice tandis que les danseurs s’exécutent, que la rapidité de leurs mouvements s’allie à l’électricité de l’air. Les corps bravent la tempête, en plein exercice de leur virtuosité, détrempés par la pluie, encouragés par la pluie. Derrière eux, ce sont les phares aveuglants des voitures qui délimitent la scène, et c’est la foudre qui éclaire et dévoile les alentours. “Lightning Dance” rend compte de l’empreinte des ouragans sur la Jamaïque et, dans ce grand entremêlement d’énergies, de mouvements, de formes, choisit de conserver aussi les regards, les sourires, les connivences des danseurs qui travaillent ensemble.
Le résumé : “Dedans ce monde” est le récit choral d’habitants du village de Guissény, dans le Finistère nord, qui depuis dix ans participent entre fin août et début septembre à une expérience chorégraphique inédite. Ce sont les gestes successifs que plus de quarante artistes ont partagés avec ces habitants, qui ont inspiré ce film.
Notre avis : Loïc Touzé est danseur, chorégraphe et pédagogue. Il entremêle ces pratiques sans hiérarchie pour sonder, toujours, l’aventure qu’il reconnait dans le geste dansé. Il sort régulièrement de l’espace de la scène et “Dedans ce monde” le montre formidablement : il interviewe ici des danseurs amateurs qui ont participé à la résidence artistique “À domicile”. Ils décrivent leurs expériences (désosser une voiture, entrer en groupe dans la mer, incarner un élément de la nature…) et leurs sensations, leurs réactions. Très vite, sous l’effet de la simple parole, leurs corps gagnent en présence à l’écran, leurs mouvements aussi. La danse contemporaine se mêle à la danse traditionnelle, les paysages du Finistère Nord s’imbriquent aux différents projets, et le film, au-delà d’un témoignage sur le projet artistique, devient un manifeste pour la danse, pour affirmer son potentiel d’émancipation, d’expérimentation et de partage, sa capacité à vivifier regards et corps.