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Entretien avec Kamal Aljafari à propos de son film “An Unusual Summer”

25 août 2020

Entretien réalisé par Christophe Postic, co-directeur artistique des États généraux du film documentaire. (Interview with Kamal Aljafari about his film “An Unusual Summer”— English below)

 

Christophe Postic : Votre film précédent a été pensé, construit et imaginé à partir d’archives de films de fiction. Vous avez reconstruit une histoire. Pouvez-vous nous raconter cette histoire à l’hôtel, peut-être le point de départ du film ?

Kamal Aljafari : En 2010, j’étais en visite à Londres et à l’hôtel quand je suis entré dans ma chambre d’hôtel j’ai trouvé l’habituel texte de bienvenue sur la télévision allumée. J’ai changé de chaîne et je tombe sur le film Delta Force 1 avec Chuck Norris. C’est la même scène que j’ai vue enfant, au milieu des années 80 à Jaffa, pendant le tournage du film : Chuck Norris tirant avec son « Uzi » depuis une camionnette dans les rues du quartier d’Ajami à Jaffa. Je me suis assis sur le lit et j’ai regardé le film pour la première fois.

 

Dans ce nouveau film, c’est également une forme d’archive et vous avez aussi reconstruit des histoires à partir de ces images. Pouvez-vous nous dire quand vous avez découvert ces images et ce que vous avez pensé en les regardant. Comment vous avez décidé de faire un film à partir de ces archives ?

J’étais hypnotisé par les images quand je les ai trouvées, parce que cela me permettait d’être là sans être vraiment là – comme la caméra enregistrait 24h/24, jour et nuit, je pouvais tracer chaque mouvement, les gens, la lumière, le vent – chaque chose dans ce coin de rue, celui que je verrais si j’ouvrais la porte de la maison – une capacité que le cinéma rêve peut-être d’avoir mais ne peut pas à cause du manque de “patience” et d’une compréhension cadrée du “temps” – cette limitation ne s’applique pas aux caméras de surveillance. Je pense que cette excitation de créer des images sans intervention humaine remonte à l’époque où l’appareil caméra a été inventé pour la première fois. La seule intervention consistait à placer la caméra quelque part.

Il est certain que la mort de mon père a ajouté une dimension émotionnelle majeure aux images et leur a donné un sens – le sentiment émotionnel de la perte, et m’a motivé à faire enfin un film avec ce matériel.

 

J’ai écrit ce commentaire sur le film :

“À partir des images de mauvaise qualité d’une photo prise par une caméra de surveillance, Kamal Aljafari parvient subtilement à dérouler progressivement des lignes d’histoire inattendues. Après Recollection, précédemment diffusé sur Tënk, construit uniquement à partir d’images d’archives de films de fiction, on retrouve ici son extrême attention aux images qui réclame aussi la nôtre. Son regard précis et délicat nous rend sensibles aux détails : une lumière, un geste, un son, une répétition, un commentaire, recadrent les images et leur donnent une nouvelle vie. Les histoires, pour certaines très ténues, vont ensuite s’entremêler pour donner vie à un passant, une famille, un quartier et enfin reconstituer toute une histoire.

Pour avoir peut-être pendant la période d’enfermement, regardé chaque jour le même espace du même point de vue, sans presque sortir, le regard devenant le seul point de fuite, on comprendra à travers ce film, à quel point la Palestine vit un état d’enfermement permanent”.

Il y a beaucoup de vérité dans l’affirmation politique selon laquelle la Palestine est partout maintenant.

Oui, il y a du symbolisme ici, de l’enfermement permanent – et aussi d’être toujours de là-bas…

“…vous savez parfaitement que nous ne quittons jamais la maison, nous la traînons simplement derrière nous où que nous allions, murs, toit et tout.” Une citation de l’écrivain palestinien Anton Shammas, qui ouvre mon premier film, The Roof, sorti en juillet 2006. Curieusement, mon père a installé la caméra de surveillance au même moment en juillet 2006.

Pendant que je faisais mon film, mon père faisait le sien.

Bien que la nature de ces images n’ait pas d’autre objectif que d’attraper le « coupable » qui continue à endommager la voiture. Vouloir faire un film avec ce matériel – j’ai dû le chercher, l’attraper ou le trouver dans l’obscurité (comme il le faisait toujours la nuit) – était un défi car je devais regarder le matériel encore et encore pour le trouver. Pendant que je faisais cela, j’ai commencé à prendre des notes, d’abord sur « l’enquête » en elle-même, puis sur presque tout ce qui se passait et ne se passait pas devant la caméra – pour finalement avoir un livre entier de notes.

C’est ainsi que j’ai eu l’idée d’utiliser certaines d’entre elles comme intertitres pour le film – et elles sont devenues son langage.

 

Cette dernière idée sur un confinement permanent, dont je vous avais déjà parlé, et que vous avez aussi utilisée lors d’une intervention, y avez-vous pensé dès le début, était-ce une intention consciente ?

En fait, je n’avais pas le choix, à cause de la nature des images confinées dans ce seul endroit, le coin du quartier où je suis né.

C’est pourquoi c’est un film qui se fait tout seul, une expression que j’aime utiliser pour la façon dont je fais des films, parce qu’ils naissent et évoluent de façon organique sans être déterminés et définis au préalable.

 

Le son est très important. Beaucoup de détails, quelques voix, des silences, vous utilisez le son comme une part réelle de l’histoire. Pouvez-vous nous dire comment vous travaillez dans ce domaine ? Comment l’envisagez-vous ?

Les images enregistrées n’ont pas de son. C’était un processus très difficile car il fallait entièrement créer le son – et c’était un processus de va-et-vient entre l’ajout et la suppression de sons, combien de sons vous mettez pour ce que vous voyez devant vous et quels sons entendez-vous hors champ ?

Les bruitages étaient très importants pour créer la sensation des mouvements, mais je ne voulais pas qu’ils soient trop réalistes. Pour l’atmosphère du lieu, j’ai fait beaucoup d’enregistrements moi-même à Ramle et dans la maison où je suis né, représentant la perspective de la caméra de surveillance. Et enfin, la voix de ma petite nièce est venue commenter ce qu’elle voit dans l’image. Elle est née des années après la réalisation de ces images et son point de vue m’a intéressé. Et elle a une façon poétique et enfantine de décrire les choses, que je trouve très touchante.

C’était un processus très long pour arriver à ce que vous entendez dans le film maintenant.

Et une chose m’a conduit à une autre.

 

Dans tous vos films, c’est très intéressant de découvrir comment l’histoire, personnelle et historique, se déploie. Quel est le processus pour construire cette substance (idée, intention, pensée) pendant la production du film (de l’écriture du scénario s’il y en a un, jusqu’au montage) ?

Il n’y a pas eu un scénario ou un traitement, mais plutôt une idée, des notes et des intentions, peut-être des intentions mentales.

Enfin, le matériau lui-même dicte beaucoup, dans ce cas et dans celui de mon précédent film Recollection, dans lequel j’ai également travaillé avec des séquences déjà existantes. Le genre de choses qu’on ne planifie pas, mais le matériel trouve son chemin jusqu’à toi. Ce sont des films qui sont faits pendant le montage, et An Unusual Summer et Recollection sont tous deux des films d’enquête, chacun à sa manière. Ils constituent une sorte de témoignage de mes origines, ainsi que des explorations et des choix esthétiques que j’entreprends dans l’art et la réalisation de films.

 

Propos recueillis par Christophe Postic (août 2020).


 

ENGLISH

Christophe Postic : Your previous film, Recollection (2015), was thought, built and imagine from archives of feature films. You rebuilt a story. Can you tell us this story in the hotel, maybe the beginning of the film ?

Kamal Aljafari : Back in 2010 I was visiting London, when I entered my hotel room to find the welcoming text on the TV you find in hotels. I changed the channel and I receive the film Delta Force 1 starring chuck Norris – it was the same scene I saw as a child mid 80’s in Jaffa while the film was being shot there: chuck Norris firing from his “ Uzi ” from a driving van in the streets of Ajami neighborhood in Jaffa. I sat on the bed and watched the film for the first time.

 

In this new film, this is also a kind of archive and you also rebuilt some stories from these images. Can you tell us when did you dicover theses images ? What did you think when you watched them and how did you decide to make a film from this archives ?

I was mesmerized by the footage when I found it, because enabled me to be there without really being there – as the camera recorded 24h, day and night, I could trace every movement, the people, the light, the wind – every thing in this corner of the street, the corner I would see when I open the house door – an ability that cinema perhaps dreams of having but cannot because of the lack of “patience” and a framed understanding of “time” – this limitation doesn’t apply to surveillance camera. I think this excitement of creating images without a human intervention goes back to the time when the camera apparatus was first invented. The only intervention was placing the camera somewhere.

Surely the passing of my father added a major emotional dimension to the footage and gave it a meaning – the emotional feeling of loss, and motivated me to finally make a film with this material.

 

I wrote this comment about the film :

From the poor quality images of a still shot from a surveillance camera, Kamal Aljafari subtly manages to gradually unfold unexpected story lines. After Recollection, previously broadcast on Tënk, constructed solely from archival images of fictional films, we rediscover here his extreme attention to images which also requests our own. His precise and delicate gaze makes us sensitive to details: a light, a gesture, a sound, a repetition, a commentary, reframe the images and instill new life in them. The stories, for some very tenuous, will then intermingle to give life to a passer-by, a family, a neighborhood and finally to piece together a whole story.

To have perhaps during the period of confinement, every day looked at the same space from the same point of view, without almost going out, the gaze becoming the only point of vanishing, we will understand through this film, to what extent Palestine is experiencing a state of permanent confinement.

There is a lot of truth in the political statement that Palestine is everywhere now.

Yes there is symbolism here, of permanent confinement – also of being always from there…

“…you know perfectly well that we don’t ever leave home we simply drag it behind us wherever we go, walls, roof and all.” A quote by the Palestinian writer Anton Shammas, which opens my first film The Roof released in July 2006. Strangely enough my father installed the surveillance camera at the same time in July 2006.

While I made my film, my father made his.

Though the nature of this footage has no objective other than catching the “culprit” who keeps damaging the car. Wanting to make a film with this material, I had to look for him – catching him or finding his in the dark (as he always did it at night) was a challenge because I had to watch the material again and again to find him. While doing that I started taking notes, first related to the “investigation”, then they became about almost everything happening and not happening in front of the camera – that finally I had an entire book of notes.

That’s how I came to the idea to use some of them as inter-titles for the film – and they became its language.

 

This last idea about a permanent confinement I told you before and that you have also used. Did you think of it from the beginning, was it a aware intention ?

I had actually no choice, because of the nature of the footage confined to this one place, the corner of the neighborhood I was born in.

That’s why it’s a film making itself, an expression I like to use for the way I make films, because  they are born and evolve in an organic way without being determined and defined beforehand.

 

The sound is very important. Many details, some voices, silences, you use the sound as a real part of the story. Can you tell us how you work with this matter ? How do you consider it ?

The recorded footage had no sound. It was a very challenging process because the entire sound had to be created – and it was a back and forth process between adding and taking away sounds, how much sounds you put for what you see in front of you? and what sounds do you hear off frame?

Foleys were very important to create a feeling for the movements, but I didn’t want them too sound realistic. For the atmosphere of the place, I did a lot of recordings myself in Ramle and in the house I was born, depicting the perspective of the surveillance camera. And finally came the voice of my little niece, commenting on what she sees in the image. She was born years after these footage were made and I was interested in her point of view. And she has a poetic and childish way of describing things, that I find very touching.
It was a very long process to arrive to what you hear in the film now.

And one thing lead me to another.

 

In all your films, this is very interesting to discover how history, personal and historical, spread out. What is the process to build this substance (idea, intention, thought) during the production of the film (from the script writing if there is one, to the editing) ? 

There wasn’t a script or a treatment, but more an idea, notes and intentions, perhaps mental intentions.

Finally the material itself is dictating a lot in this case and the case of my previous film Recollection, in which I worked with already existing footage as well.  The kind of thing that you don’t plan, but the material finds its way to you. These are films that are made while editing, and both An Unusual Summer and Recollection are investigative films each in it’s own way. They form a kind of testimony for where I come from, and for the aesthetic explorations and choices I undertake in art and film making.