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Anecdotes #2 : Personnages et complicité

14 janvier 2016

2ème épisode de notre série consacrée aux anecdotes de tournage et à l’approche documentaire. Si les auteurs de documentaires développent eux-aussi des scénarios, il arrive une étape où leur approche se distingue de celle de la fiction, lorsque le tournage se confronte au réel et où il est question de relations avec les personnages. Car à ce moment là, il n’est pas question de « direction d’acteur », les personnes filmées ne font pas comme si la caméra n’existait pas, elles la prennent en compte, en sont complices ou non. A travers ces quatre anecdotes, retrouvez quatre expériences de réalisateurs, quatre relations filmant-filmé qui témoignent de l’imprévisibilité de l’approche documentaire.

Ces anecdotes sont tirées du recueil intitulé « Le ciel sous nos pieds », édité par l’école documentaire de Lussas.

 

Ceux qui tiennent la porte, ceux qui prennent la porte

J’avais un rêve, je voulais faire un super traveling de cette mère et son fils qui rentraient de l’école. J’ai jamais réussi à le faire ce putain de traveling. Y’avait toujours un problème. Une fois j’essaie d’en faire un, manque de bol elle ramène les gamins de la voisine. Moi qui voyais ce traveling comme un moment d’intimité avec la mère et son fils, je me retrouvais avec plein de gamins autour, y’avait toujours un truc qui allait pas. Une fois je fais le traveling, je les suis, je les suis, je les suis et je me prends une rambarde métallique, la batterie a été éjectée, la caméra s’est éteinte, et je n’ai pas pu finir le traveling. Je me suis demandé pourquoi la mère ne m’avait pas prévenu. Elle marchait à côté de moi. C’était facile pour elle de me dire : « Fais gaffe tu vas te prendre le truc ».

Je l’ai vécu comme un affront. C’est comme si elle m’avait fait un croche-patte, qu’elle avait essayé de me mettre en difficulté une fois de plus. En même temps c’est le personnage idéal… Celui qui ne se retourne pas pour te tenir la porte quand tu filmes.

Julien Oberlander, à propos de son film Tout contre toi (2009, 18’)

Tout contre toi - Julien Oberlande

 

Entrer par la porte de prison

L’administration pénitentiaire… Je ressentais la suspicion de ce monde-là. Ils m’ont fait attendre très longtemps pour me donner l’autorisation, ils me l’ont donnée la veille pour le lendemain. Quand j’ai filmé dans la prison où avait lieu l’atelier de maquettes d’architecture, on ne m’a pas laissée seule avec le détenu. Je n’avais pas le droit soi-disant de filmer son visage. En fait il n’y a pas de loi qui interdise de filmer le visage d’un détenu si il est d’accord.

Je suis dans le dos du détenu et j’ai dans mon dos le directeur de la prison et une femme de l’administration pénitentiaire. Ils veulent entendre toutes les questions que je pose. Ils ne me font pas confiance. Je filme son corps. Il s’est bien habillé. C’est un homme assez classique dans son style. Il a mis un beau pull blanc, de vraies chaussures. J’ai filmé sa silhouette de dos. Il regardait les fenêtres à barreaux.

Le son en prison résonne à cause de tous ces murs. Il y a beaucoup d’aération parce qu’il y a beaucoup de fermetures. Arrivée dans la salle où j’allais filmer je découvre un son incessant. Au-dessus de la porte un système d’aération tourne et fait un bruit incroyable. Je demande au directeur de faire quelque chose. Et là-dessus, le détenu arrive, il jette une feuille de papier sur la soufflerie et le bruit disparaît.

Mariadèle Campion, à propos de son film L’Atelier cathédrale-triptyque (2009)

 

Se revoir

Emma, 7 ans est aveugle de naissance. Un jour, elle décide de me faire visiter sa maison, je la suis, caméra à l’épaule. Emma me décrit au fur et à mesure son environnement.

« Là c’est l’escalier… viens on monte… tu vois ça tourne… ça y est on est en haut et là y’a ma chambre… attends je t’allume la lumière ». Mais la lumière était déjà allumée alors en appuyant sur l’interrupteur Emma l’éteint. Me voilà dans le noir, sans image. Emma ne s’est rendue compte de rien et elle continue…

« Là c’est mon bureau… » Alors à partir de là deux solutions, soit je ne dis rien et cette scène s’épuisera d’elle même, parce que malgré le son, le noir commence à être long. Soit j’interviens et je prends une place que je ne m’étais pas encore permise pendant le tournage. Je lui dis « Emma tu as éteint la lumière ». Elle me répond « Oh mince on voit plus rien alors ? Comment on va faire ? »

Va suivre un jeu sur la lumière, on quitte son univers pour revenir dans celui des voyants. Par la suite, j’ai toujours répondu en direct aux sollicitations d’Emma.

Mathilde Syre, à propos de son film Incertain regard (2010, 59’)

Incertain regard - Mathilde Syre

 

 

Temps de pause

Je suis en Mongolie, seule, et je partage la vie d’une famille nomade depuis deux semaines. On ne peut pas échanger par les mots, on ne connaît pas la langue de l’autre. Au bout de deux semaines on a appris à partager autrement. J’ai commencé à sortir ma petite caméra de temps en temps, entre deux travaux avec les bêtes, cela semble les amuser. Ce jour-là, on est sous la yourte autour du poêle, on attend le thé. Le chef de famille fume une cigarette. Assise en face de lui, je sors ma caméra et je filme. Il me regarde fixement. Il tire sur sa cigarette. Je le regarde aussi. Sans un mot. Comme si le temps s’arrêtait, on se regarde par-dessus la caméra. Je tiens souvent ma caméra au niveau du ventre… C’est un conseil qui me vient de Lussas. J’attends… Sans vraiment savoir quoi. Et puis à un moment il décide que c’est fini, il baisse la tête, éteint son mégot… J’éteins la caméra.

Mathilde Syre, à propos de son film Je vous écris de Mongolie (2009, 17’)

Je vous écris de Mongolie - Mathilde Syre