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•• Cette semaine sur Tënk : Nos vies irréductibles

10 mars 2023

“Dylan et Molly n’ont pas l’air d’avoir totalement surmonté leur rupture, Carly a des vues sur Dylan, Molly séduit Noel pour rendre jaloux son ex ; quant à Michelle, elle reparle avec Charlie de leur égarement d’un soir…” Voici le début du résumé de Desire For Data, de Neïl Beloufa. Une sitcom ? Une comédie romantique ? Pas vraiment. Car en regard de cette soirée arrosée dans un backyard canadien, avec beer-pong et drague à tout-va, une petite bande de jeunes statisticiens joue aux apprentis sorciers : pourront-ils retranscrire ce réel en données ? Est-il possible de mettre en équations le degré d’alcoolémie, la faconde, l’apparence physique, pour prévoir les amours naissantes ? Il est bien possible que non : le jeu a sa dose d’absurdité, et il met en évidence l’irréductibilité de nos vies intimes et de nos vies tout court : ce qui nous rend vivant ne tient jamais dans un camembert.

Le monde ne tient pas dans une image, ne tient pas dans un clic. Shahin, dans Ailleurs, partout, en a traversés, des pays. Depuis l’Iran, par la Grèce, jusqu’en Angleterre. Le film de Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold est le récit de son périple, à travers des traces : textos, tchats, conversations téléphoniques, ou encore interrogatoire d’un office d’immigration. Il raconte, par une forme unique faite d’images de webcams des quatre coins du monde, la solitude et les espoirs, la désorientation et la méfiance. À travers ces images a priori “froides”, c’est pourtant un récit intime qui se déploie, au plus près de l’expérience de Shahin, avec qui les réalisatrices ont forgé une véritable relation au fil des ans…

À quoi Shahin s’est-il accroché pour traverser l’Europe ? Talismans, de Henry Colomer, s’attache à un sujet ténu : qu’est-ce qui nous aide à surmonter les temps difficiles ? Quels sont les petits talismans que l’on garde par-devers soi pour tenir ? Ce peut être quelques mots. Une chanson. Une petite relique de sa propre vie, même anodine pour qui y est étranger, un bout de tissu. En toute simplicité Colomer réunit des témoignages dans un film d’une grande douceur. L’Histoire et les histoires se déroulent, intimes et collectives. On fait comme on peut pour traverser tout ça. On a tous dans une petite boite quelque chose qu’on garde, précieusement…

Certaines traces du passé ne s’effacent pas. On a beau les ranger loin dans un placard, un jour elles refont surface. Même après 36 ans, La Bobine 11004 s’est à nouveau montrée. C’est une bobine de film tournée par une équipe américaine huit mois après les bombardements nucléaires au Japon pour un documentaire sur le “Japon vaincu”. Ramenée aux États-Unis, elle fut immédiatement censurée. Le court métrage de Mirabelle Fréville montre franchement ce qui fut dissimulé à des fins de propagande – les conséquences sanitaires des bombes –, en lien direct avec le code de censure officiel, qui interdisait de parler de maladies “atomiques” ou d’utiliser le mot “radioactivité”. À une époque où le développement du nucléaire civil promettait un avenir radieux, mieux valait ne pas risquer un débat… À ce sujet, vous pouvez toujours regarder le pendant russe de cette propagande dans Atomgrad, Assembling Utopia !


Éloignons-nous. Et partons à la rencontre de Greta Gratos : “extraordinaire être-offrande, inventeuse-interprète, créatrice de costumes, musicienne, transformiste que l’on ne sait comment définir tant son existence tout entière est une œuvre en soi” nous dit Daniel Deshays, programmateur. Greta Gratos est une diva, création de Pierandré Boo, elle est l’œuvre d’une vie, elle est l’inventivité même, et le film de Séverine Barde fait son portrait multiple et d’une énergie folle : “on est curieux de comprendre ce qui se manifeste devant nos yeux ébahis : la vie d’un être issu de l’au-delà. C’est en pure poésie que tout se constitue et se déconstruit, toujours interrogeant l’être que nous sommes”…


Enfin, nous sommes ravis de vous présenter cette semaine un film de Nicolas Philibert, cinéaste qui vient de recevoir l’Ours d’Or à Berlin pour son dernier film, Sur l’Adamant (à voir en salles à partir du 19 avril) !

Fidèle à une méthode qui l’a amené à explorer tour à tour l’école, la Maison de la radio, un zoo, un musée, une clinique psychiatrique, un institut pour sourds et malentendants, le réalisateur pose ici son regard sur la formation des infirmières, dans De chaque instant. De quoi se rapprocher de ce qu’elles apprennent : des gestes, certes, mais aussi et surtout l’attention à l’autre, le rapport à la douleur, à la mort… le soin, pour tout dire. En un temps d’hypocrites applaudissements, il est bon de ressentir la valeur de tout ceci qui ne se mesure pas. Tout ceci qu’une société avide de rationalisation met en péril, au péril de nos vies-mêmes.

Bons films !