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Focus documentaire : “Le torchon brûle”

22 avril 2021

Danièle Kergoat, sociologue et féministe, définie la division sexuelle du travail comme la base matérielle des inégalités entre hommes et femmes. “Elle a pour caractéristique l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée (politiques, religieuses, militaires, etc.).”

Mais problématiser la question des inégalités femmes / hommes du travail en ces termes ne renvoie pas à une pensée déterministe ; au contraire, la question de la représentation des femmes dans des rôles non conformes aux stéréotypes est de plus en plus présente dans le débat académique et médiatique.

A la frontière entre deux systèmes d’oppressions; domination patriarcale et exploitation capitaliste, le cinéma documentaire nous aide à penser ces mécanismes à l’œuvre sur chacun.e d’entre nous tout en montrant des femmes actrices, qui s’émancipent dans des métiers que la société réserve habituellement aux hommes. A travers des portraits de femmes cheffes d’entreprises, bergères ou même démineuses, ce focus documentaire en 5 films illustre la pensée de Simone de Beauvoir selon laquelle le travail peut seul garantir la liberté concrète des femmes.

 

Na China

Réalisé par Marie Voignier (2020, 60 minutes)

Film soutenu par Tënk dans le cadre de l’appel à projet

Notre avis : Jackie, Julie et Shanny font partie des milliers d’Africains installés en Chine. Comme elles, des milliers de jeunes femmes et hommes partent chercher à Canton la possibilité de faire fortune, de se former ou de mon- ter une a aire se débattant dans l’économie globalisée chinoise. Baskets Nike au kilo, sacs Vuitton par colis de 100, chemises Gucci en palettes… tous les jours, ces petits ou gros investisseurs, débutants ou expérimentés, achètent et expédient des tonnes de marchandises qui s’entassent dans des containers à destination de Douala, Lagos ou Mombasa.

Le résumé : Copie, original ? Ce qui compte c’est de savoir satisfaire sa clientèle. Toucher le tissu pour en estimer la qualité, passer commande au tailleur. Sous le regard attentif de Marie Voignier, nous découvrons l’expertise de ces entrepreneuses africaines venues monter leur business à Guangzhou.

Loin de nos imaginaires de l’import-export, dans cette économie qui s’organise à l’écart des régulations occidentales, tout se joue sur un bout de comptoir, avec une calculatrice.

On parle pourtant bien de commerce international, de marchandise à n’en plus finir qui transite entre les continents : les sacs s’amoncellent, les camions n’en finissent pas de se remplir, le bruit du scotch jusqu’au vertige. À Guangzhou, Marie Voignier nous fait toucher du doigt les mécanismes d’une mondialisation à l’œuvre, dans toute sa démesure.”

Nothing to be afraid of

Réalisé par Silva Khnkanosian  (2019, 72 minutes)

Notre avis :  « Même pas peur » nous dit le titre, comme une invite à accompagner le travail de réparation de la terre. Méthodiquement, obstinément, quelques femmes sur des parcelles à flanc d’abruptes pentes répètent des actions séquencées : élagage, taille, grattage jusqu’à l’effleurement… puis identification et localisation de la mine aux sons des bips et vobulations du détecteur. Sous la menace de l’erreur, l’ouïe est ramenée ici à son principe fondamental d’attention. Des variations de sons anodins sont porteuses d’angoisse. Fions-nous au titre et écoutons sans crainte ces continuums bruitistes dans l’intimité du travail. Le surgissement d’un scratch de velcro nous porte à un visage sous la buée d’une visière. Un chien aboie au loin à une autre menace et nous rappelle au monde. Au camp de base ou pendant des pauses, le petit groupe se réunit. Cette microsociété majoritairement féminine invite à d’autres variations : pouffements, explosions de fous rires, chuchotements, visages silencieux… Au fil des jours, quelques mines ont été éliminées, et un petit mètre gagné dans la pente. Dérisoire ? A l’issue du conflit de 2020, ce territoire réhabilité est l’unique passage sécurisé entre l’Arménie et le Haut-Karabagh.

Le résumé : Janvier 2018. Dans les montagnes du Haut-Karabakh, cinq femmes déminent systématiquement, mètre carré par mètre carré, le “corridor de Lachin”, ancienne zone de combat truffée de milliers de mines. Le film rend compte de la méticulosité folle de leur labeur, de la tension qui en résulte, de l’humanité à l’œuvre pour conjurer la peur.

Nous la mangerons, c’est la moindre des choses

Réalisé par Elsa Maury  (2020, 67 minutes)

Notre avis :  Ce film s’inscrit dans un travail de recherche mené par l’artiste plasticienne Elsa Maury autour de l’écologie pragmatique, qui s’intéresse en particulier aux questions de vie et de mort dans les élevages. Le film tout entier est circonscrit autour du seul univers que compose le troupeau ovin de la bergère Nathalie, entre attention accordée aux bêtes, observation de leur état, soin lorsque cela le nécessite et accompagnement à la vie comme à la mort de chacune des bêtes. Nathalie a une très haute idée de ce que doit être son activité. C’est pour cette raison qu’elle souhaite elle-même pouvoir accompagner ses bêtes jusqu’à la mise à mort. La bergère essaye ainsi de trouver la bonne place vis-à-vis de son troupeau, celle d’intercesseuse, respectueuse de ses bêtes comme de la vie qui coule en chacune d’elles. Les bancs-titres qui ponctuent le film éclairent ce rôle en donnant à lire ses propres interrogations, plaçant ainsi le spectateur au cœur de sa pratique diplomatique, selon la belle expression de Baptiste Morizot. Car ce qui compte au final, c’est bien la vie du troupeau dans toute son entièreté.

Le résumé : Nathalie, bergère dans le Piémont cévenol, apprend à tuer ses bêtes. Le film suit les gestes d’une éleveuse qui aime et qui mange ses moutons avec attention. Elle est prise sans relâche dans une interrogation à propos des manières de bien mourir pour ces êtres qui nous font vivre. Quel goût a la tendresse ?

Vous êtes servis

Réalisé par Jorge León (2009, 57 minutes)

Film disponible en location pour les abonné.es de Tënk

Notre avis : Indonésie, 2009. Dans l’alternance de lettres lues, de témoignages directs et de scènes filmées dans un centre ou des femmes sont formées au métier de bonne, le film nous montre les méthodes de recrutement, de formation et d’exploitation, cautionnées par le “Département de la main d’œuvre indonésienne”, créé par le gouvernement. Jorge León filme un apprentissage et sa violence inouïe : un véritable système total de formation de l’être humain nous est dévoilé. La clarté politique, la puissance esthétique et la justesse éthique du film, sont les fruits du choix de filmer toutes les personnes rencontrées de la même manière, sans jugement, sans recours à une construction manichéenne typique du cinéma militant classique.

Le résumé : Jogjakarta, Indonésie, 2009. Dans un centre de recrutement, des femmes sont formées au métier de bonne. Elles y apprennent l’usage du micro-ondes, les règles de politesse, la langue de leur futur employeur et l’endurance au travail. Elles sont des dizaines de milliers à partir chaque mois vers l’Asie ou le Moyen-Orient dans l’espoir de ramener un meilleur salaire au pays. Mais l’espoir vire parfois au cauchemar : surexploitées, maltraitées, elles sont réduites à l’état d’esclave. Derrière la fonction domestique à laquelle on les destine, se déploie leur histoire qui se livre en regards, en paroles, en rires, en silences bouleversants.

Karaoké domestique

Réalisé par Inès Rabadán (2013, 35 minutes)

Film disponible en location pour les abonné.es de Tënk

Notre avis : La trajectoire cinématographique d’Inès Rabadan déjoue les carcans des genres et se nourri, film après film, d’une observation minutieuse des rapports sociaux et des enjeux de domination entre humains. Pour “Karaoké domestique”, la cinéaste a récolté un matériau documentaire où des femmes, tantôt des femmes de ménage, tantôt leurs “patronnes”, parlent du travail ménager et de leur rapports entre-elles. À partir de ces paroles, elle se met en scène dans un dispositif où elle ré-incarne ces femmes en entretien, habilée de la même manière devant un fond neutre. Par un travail précis de “lipping” – de reproduction à l’identique des gestes et des expressions du matériau originel -, Inès donne un corps à ces paroles, et nous donne à voir comment la parole transforme le corps. Bien au-delà d’une performance ou d’un gimmick, cette ré-incarnation transforme le dispositif en question opérante centrale du film.

Le résumé : Quels peuvent bien être les rapports entre la femme qui fait le ménage et celle pour qui elle le fait ? Six personnes, trois femmes de ménage et trois employeuses, abordent la question des tâches ménagères et de la hiérarchie, du respect et du statut social, des habitudes et des rêves…